Kissinger, la référence détestée
Il est peu courant d’être à la fois une référence quasi légendaire en relations internationales et l’incarnation d’une politique détestée aussi bien par la droite néo-conservatrice et par la gauche morale.
C’est pourtant la position de Henry Kissinger dont l’ambassadeur de France Gérard Araud retrace l’incroyable destin dans une biographie-portrait claire et accessible, et ce, dans la grande tradition des diplomates historiens tel Maurice Paléologue.
Lui-même tenant de l’école réaliste, Gérard Araud résume très bien la pensée kissingerienne : « entre un ordre injuste et un désordre juste, il choisit le premier. Entre un Etat autoritaire qui accepte l’ordre international et une démocratie qui le remet en question, il préfère le premier parce que, selon lui, l’instabilité et le désordre conduisent à des maux bien supérieurs à ceux de l’oppression politique. » Or, un tel credo ne peut que heurter l’esprit messianique américain niché dans la destinée manifeste d’un peuple qui se veut exceptionnel.
C’est là l’origine du malentendu entre les Américains et cet émigré européen juif fuyant une Allemagne devenue folle. De cette expérience terrible, il a gardé une désillusion profonde de l’humanité qui l’a conduit au réalisme et au conservatisme. « Face au mal, la moralité ne sert à rien. »
Le cœur du livre, on s’en doute, traite d’une part de son rapport si complexe avec Nixon, lequel contribua à façonner son destin, et d’autre part, de son rôle dans la politique américaine au Vietnam qui se résumait à quelques mots : en sortir la tête haute. C’était pratiquement condamné d’avance et ce fut un échec.
Pourtant, Kissinger réussit à entrer dans la légende grâce à un « coup » diplomatique majeur, qui constitue un renversement géopolitique profond : le voyage de Nixon à Pékin en 1972, et le rapprochement avec la Chine.
Sans rien nier de ces travers, Gérard Araud n’en trace pas moins un portrait fait d’admiration pour cet acteur majeur de la Guerre froide. Et on le comprend. Outre la puissance intellectuelle de l’universitaire, Kissinger défend une vision de l’ordre du monde d’une grande cohérence et dont doivent se nourrir les décideurs d’aujourd’hui, après les désastres néo-conservateurs des Clinton et de G.W. Bush, et alors que nous assistons au retour des grandes puissances brutales de l’époque bismarckienne.
Le droitdel’hommisme sera toujours une impasse et une source de désordres.
Mais on n’oubliera pas non plus que la politique de Détente, incarnée par Nixon-Kissinger, fut un échec qui profita en fait aux Soviétiques avant que Reagan, Thatcher et Jean-Paul II ne reprennent l’offensive décisive. De plus, faut-il de nos jours accepter la RPC telle qu’elle est alors qu’elle constitue le plus grave danger qui soit pour l’Occident ? Reagan avait su utiliser les valeurs démocratiques comme un instrument pour mieux diaboliser l’URSS et l’affaiblir. Politique en fait très équilibrée, mêlant réalisme et idéologie, pragmatisme et valeurs, très efficace au demeurant.
Tout cela nous renvoie à une question cruciale : jusqu’où faut-il aller au nom du réalisme ?
frederic le moal
Gérard Araud, Henry Kissinger. Le diplomate du siècle, Tallandier, octobre 2021, 330 p. — 20,90 €.