En Espagne, le passager d’un train semble ne s’intéresser qu’à l’écran de son ordinateur. Un observateur attentif remarquerait, cependant, que son corps se crispe, ses mains se contractent et son regard se voile. À la station de Pozonegro, il scrute le paysage désolé, l’immeuble délabré où un appartement est à vendre. À l’arrêt suivant, il descend et revient sur les lieux qui l’ont interpellé. Il achète l’appartement dans la journée et s’y installe, manquant de tout.
Dans cet ancien centre minier à l’agonie, ses vêtements de qualité, son maintien détonnent quand il croise des commerçants, des habitants. Il intrigue. L’ex-propriétaire de l’appartement pense qu’il est ici pour se cacher suite à des affaires malhonnêtes. Il veut les découvrir pour le faire chanter.
Et c’est la rencontre avec Raluca, une jeune femme d’origine roumaine, pleine de vie, qui habite au premier étage. Peu à peu, il va se laisser apprivoiser mais il doit tenir compte de son vécu, de ce qu’il a laissé derrière lui si brusquement. Et les menaces se font plus précises, avec l’ex-propriétaire, avec des individus liés à son passé…
Rosa Montero a déjà démontré son talent pour construire des intrigues sophistiquées, des intrigues à tiroirs, à plusieurs niveaux. Elle construit des personnages aux tempéraments riches, les dote de parcours de vie instables, les fait se croiser et s’entrecroiser, se télescoper pour que les conséquences influent sur le reste de leur chemin.
Dès les premières pages, la romancière installe un nuage dense d’interrogations quant à cet homme au comportement pour le moins étrange. Il a des attitudes qui déroutent. Par petites touches, Rosa Montero dévoile ce qu’est ce personnage sans pour autant révéler les motivations profondes de ses actes.
On apprend qu’il possède une belle notoriété, les événements tragiques qu’il a vécus depuis son enfance avec un père alcoolique, la mort de Clara, son épouse, dont il était semble-t-il très amoureux. Son fils est mort également, mais… de façon différente selon l’interlocuteur. Le mystère s’épaissit au fur et à mesure des révélations.
C’est aussi la description de la vie qu’il mène dans son immeuble, dans la petite ville, les relations qu’il peut nouer avec ses voisins, le vieil homme cloué chez lui par un système d’aide respiratoire, les emportements violents d’une mère sur sa petite fille, les démêlés avec l’ex-propriétaire qui regrette de lui avoir vendu à une prix qu’il juge aujourd’hui trop faible.
Et ce sont les liens qui se nouent avec Raluca qui lui trouve du travail, qui…
C’est à la lecture d’un véritable thriller que Rosa Montero convie son lecteur tout en faisant preuve, pour ses protagonistes, d’une extrême finesse dans l’analyse de leur psychologie. Elle autopsie un échantillon représentatif de l’humanité, décryptant les attitudes, les parcours des uns et des autres. Elle explore les pulsions les plus fortes comme la peur, la culpabilité, la haine, la passion…
Elle revient fréquemment sur les enfances difficiles, les parents qui torturent. Elle cite, d’ailleurs, plusieurs cas qui ont été largement commentés dans la presse quand les horreurs ont été découvertes. La romancière n’hésite pas à montrer la réalité quand, par exemple elle anime un groupe d’octogénaires, dans un salon de thé, qui s’amusent, bavardent avec entrain. Lorsque l’une d’elle doit partir, une autre lâche : “Oui, la pauvre. Le sien est encore en vie.”
Avec une écriture rigoureuse, un vocabulaire relevé, des images fortes pour exprimer des sentiments, définir des situations, Rosa Montero signe un roman magnifique, d’une beauté sauvage, dont la lecture ne laisse pas indifférent.
serge perraud
Rosa Montero, La Bonne Chance (La buena suerte), traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse, Métailié, coll. “Bibliothèque hispanique”, septembre 2021, 288 p. – 20,00 €.