Juliette Ihler & Singeon, Sorcières ! disent-ils

Une brillante syn­thèse de cette tragédie 

Les sor­cières qui ont été tuées, brû­lées par mil­liers entre le XVe et le XVIIe siècle sont deve­nues le nou­vel éten­dard des fémi­nistes qui veulent se réap­pro­prier cette réfé­rence. Elles incarnent la lutte face au patriar­cat et à ses dogmes. N’étaient-elles pas les pre­mières fémi­nistes de l’Histoire ? Mais pour­quoi et com­ment à une époque (pen­dant deux siècles quand même !) la vin­dicte popu­laire s’est-elle achar­née sur les femmes ? En com­pa­rai­son, peu de sor­ciers ont été tra­qués et condam­nés.
La chasse com­mence en 1484 quand Inno­cent VIII, pape débau­ché parmi les débau­chés, déclare que la sor­cel­le­rie est une héré­sie et lance l’extermination d’une par­tie de deuxième sexe.

Juliette Ihler apporte une belle ana­lyse et syn­thèse de cette tra­gé­die. Pour illus­trer sa démons­tra­tion, ses pro­pos, Sin­geon et elle retiennent un chat noir comme nar­ra­teur. Elle place son his­toire dans le vil­lage de Sau­zelle en 1489. Dans le vil­lage, quatre femmes exercent leur savoir, Theo­dora, la for­ge­ronne céli­ba­taire Yolanda, qui pressent l’avenir, Ermen­trude qui soigne avec des plantes et Bous­sarde, mariée à Hil­de­bald, qui pra­tique la res­tau­ra­tion.
Le mal­heur s’abat avec l’arrivée de Jacques Spren­ger et Henri Ins­ti­to­ris, deux moines domi­ni­cains auteurs du Mal­leus Male­fi­ca­rum, Le Mar­teau des Sor­cières, un ouvrage qu’ils ont écrit et fait publier en 1486. Avec lequel ils vont tra­quer et faire tra­quer la sor­cel­le­rie par tous les moyens.

À tra­vers le récit, avec des ren­vois en bas de page déve­lop­pant ou citant les sources infor­ma­tions don­nées dans les dia­logues ou le réci­ta­tif, la scé­na­riste dresse un état des lieux, pointe les inco­hé­rences. Car c’est tout et son contraire dans l’étalage des argu­ments pour prou­ver la pra­tique de la sor­cel­le­rie chez les femmes et leur for­ni­ca­tion avec Satan et ses démons. De plus, c’est une jus­tice d’exception qui peut être déclen­chée à par­tir d’un seul témoi­gnage. Il est fort pos­sible que nombre des dénon­cia­tions aient été l’œuvre d’amants et d’époux las­sés ou de jaloux écon­duits.
Ihler brosse le por­trait des domi­ni­cains qui ont inventé les moyens de tra­quer les sor­cières, de les recon­naître et de leur faire avouer la gros­seur du sexe du Diable.

Fran­çoise d’Eaubonne, dans son livre coup de poing, Le Sexo­cide des sor­cières com­pare ce livre à Mein Kampf et en tire la conclu­sion sui­vante : “Ces deux ouvrages appar­tiennent à l’hallucinante pos­si­bi­lité humaine de déchai­ner un mas­sacre à par­tir d’un rai­son­ne­ment digne d’un aliéné.” Des his­to­riens recon­naissent Spren­ger comme un obsédé sexuel au bord de la patho­lo­gie.
Mais, comme le fait remar­quer une héroïne, on ne craint pas le para­doxe. Les sor­cières sont des femmes mais leur patron, le Diable est… un homme !

Juliette Ihler porte aussi son ana­lyse sur l’évolution de la société, sur le capi­ta­lisme nais­sant qui vou­lait impo­ser l’exploitation des femmes par les hommes. Il s’agissait de les avi­lir, de les dia­bo­li­ser pour détruire leur pou­voir social.
Sin­geon assure des­sin et cou­leur. Avec un trait léger, pré­cis, adroit, il croque en quelques lignes un visage, une atti­tude, une sil­houette entre réa­lisme et cari­ca­ture. Ses visages fémi­nins rayonnent de beauté. Il livre des décors superbes tant de pay­sages que de forêts, met­tant avec adresse en scène les concepts issus des esprits malades comme les trans­ports vers le sabbat…

Dans une post­face, Méla­nie Gou­ra­rier revient sur les rai­sons, sur les acteurs de cette per­sé­cu­tion qui a duré, en Europe, plus de deux cents ans. Une biblio­gra­phie non exhaus­tive donne les prin­ci­pales sources et études sur cette bar­ba­rie. Les chiffres varient, mais les plus fiables font état de 200 000 femmes accu­sées dont la moi­tié furent tuées. Dans deux vil­lages, aux envi­rons de Trèves en Alle­magne, aucune femme n’a eu la vie sauve.
Sor­cières ! disent-ils se lit avec un bel inté­rêt car la scé­na­riste concentre l’essentiel sur le sujet et le gra­phisme est à l’avenant, très agréable à regarder.

lire un extrait

serge per­raud

Juliette Ihler (scé­na­rio) & Sin­geon (des­sin et cou­leur), Sor­cières ! disent-ils, Del­court, coll. “Octo­pus”, mars 2021, 144 p. — 18,95 €.

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Filed under Bande dessinée, Chapeau bas

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