Un portrait au vitriol de la société indienne
Avec La mer d’innocence, Kishwar Desai révèle la troisième enquête de Simran Singh, cette travailleuse sociale qui aime, par-dessus tout, s’insérer dans des affaires criminelles bien que sa participation bénévole soit vue par beaucoup comme une ingérence agaçante.
Elle a quarante-six ans, vit avec sa mère et la jeune Durga qu’elle a adoptée après l’avoir défendue lorsqu’elle était accusée de meurtre (Témoin de la nuit — Mikrós Noir, 2019). Elle est sans complaisance vis-à-vis d’elle-même, décrivant par exemple : “… mon bras grassouillet orné d’un tatouage…à la chair flasque pendouillante…”
Simran commence des vacances sur une plage à Goa avec Durga, sa fille de seize ans. Elle a reçu une vidéo envoyée par Amarjit, commissaire à Dehli et ex-amant, qui la met mal à l’aise par son caractère sexuel et la vulnérabilité de la jeune fille qui ne doit pas avoir plus de seize ans. Son malaise se renforce lorsque, sur la plage, Veeramma, une marchande ambulante, qui réalise un tatouage au henné sur sa fille, fait une réflexion en voyant passer une jeune fille blonde. Celle-ci ressemble à celle de la vidéo.
Et Amarjit débarque à l’hôtel. Il a besoin de Simran pour interroger discrètement les touristes et employés des paillotes des plages avoisinantes car la situation est difficile. La vidéo a été trouvée sur un téléphone enfoui dans le sable et diffusée à de nombreux responsables. Marian a signalé la disparition de Liza, sa sœur. Face à l’inertie de la police, elle menace de se plaindre au haut-commissariat britannique et de contacter les médias.
Cette affaire doit être résolue sans publicité car la réputation de Goa ne doit pas souffrir, il y a un enjeu économique fort. Cependant, Simran résiste et ne veut pas gâcher ses vacances et celles de sa fille.
Aussi, c’est Marian, poussée par Amarjit, qui se rapproche d’elle et…
Ce roman est paru, pour la première fois en 2013. Il met en scène des situations qui découlent d’une corruption à tous les niveaux d’un pays en voie de modernisation mais qui reste en butte à de nombreux usages ancestraux. Outre la délinquance habituelle, celle que sévit partout ailleurs, trafics divers, drogue… la place de la femme reste difficile. Ce pays aux traditions séculaires encore très ancrées ne sait pas traiter la question de la sexualité féminine.
C’est toujours la contrainte, le non-droit pour les femmes avec, en plus, ce déficit de présence qui multiplie les viols sauvages. La romancière cite deux exemples qui ont eu un grand retentissement entre celui de cette étudiante violée et battue à mort dans un bus à New Dehli en décembre 2012 et celui de Scarlett Keeling, une jeune britannique sur une plage de Goa en 2008. Elle révèle que nombre de situations de ce genre, moins médiatisées, se déroulent très régulièrement.
Avec sa singulière enquêtrice, Kishwar Desai dresse un état des lieux sans langue de bois, sans indulgence, dénonçant une corruption endémique à tous les niveaux, du plus bas jusqu’au sommet de l’État. En outre, elle brosse l’envers du décor des plages “idylliques” de Goa, racontant les mafias, la drogue, l’alcool, le viol, le meurtre et l’omerta.
Elle dénonce la détérioration de la police, les arrestations arbitraires, la torture des inculpés, les trafics en tous genres, l’impunité des politiciens affairistes. Elle met en lumière le sort des femmes sous la coupe de prédateurs machistes.
Un roman qui se lit avec intérêt tant pour le suspense et les péripéties, Simran n’hésitant pas à se mettre en danger, que pour la description de l’univers du tourisme balnéaire en Inde, pour la dénonciation véhémente des violences répétitives et banalisées faites aux femmes.
serge perraud
Kishwar Desai, La mer d’innocence (The Sea of Innocence), traduit de l’anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne, L’aube, coll. “Mikrós Noir”, janvier 2021, 416 p. – 12,90 €.