Zidrou & Frank Pé, La Bête

Quelle vir­tuo­sité tant dans l’écriture que dans le graphisme !

C’est André Fran­quin, l’immense scénariste-dessinateur, qui a donné nais­sance, dans Les Aven­tures de Spi­rou et Fan­ta­sio, à un ani­mal aux capa­ci­tés excep­tion­nelles qu’il a bap­tisé le Mar­su­pi­lami. S’est-il ins­piré de mar­su­piaux ou du nom scien­ti­fique Mar­su­pia­lia ?
Zidrou et Frank Pé, s’approprient cet ani­mal mythique et en livrent leur vision. La verve du scé­na­riste, les planches sublimes du dessinateur-coloriste façonnent une solide aven­ture gra­phique de 300 pages, publiée en deux tomes.

Dans le port d’Anvers, en Bel­gique, à la fin du mois de novembre 1955, un cargo arrive avec vingt-et-un jours de retard suite à une ava­rie. Les dégâts sont consi­dé­rables parmi les ani­maux qu’il trans­por­tait à fond de cale. Ils sont morts ou ont été man­gés par d’autres. L’armateur est effon­dré. Parmi les rares sur­vi­vants, sub­siste, dans le coin le plus sombre, un étrange ani­mal que Tillieux, le capi­taine du cargo, décrit comme un singe au pelage mou­cheté avec un tuyau d’arrosage au cul. L’animal se débar­rasse des trois hommes pré­sents et fuit dans la nuit en criant “Houba”.
À Bruxelles, Fran­çois, un jeune gar­çon, recueille tous les ani­maux en détresse. Il a ainsi ramené une véri­table ména­ge­rie au grand dam de sa mère qui vend des moules au mar­ché. Fran­çois est vic­time d’invectives, de per­sé­cu­tions de la part de trois élèves qui le traite de fils de Boche. Son père était un sol­dat alle­mand. C’est à la pis­cine, quand les trois voyous décident, dans les ves­tiaires, de lui tondre les che­veux, qu’il se rebiffe et mord l’un d’eux avant de s’enfuir. M. Boni­face, son ins­ti­tu­teur, le cherche dans tout le quar­tier et se résout à annon­cer la nou­velle à la mère de Fran­çois. Ce der­nier, réfu­gié sous un pont, découvre une étrange bête épui­sée, qu’il ramène…

Dans ce pre­mier tome, les auteurs racontent l’arrivée du Mar­su­pi­lami dans la Bel­gique de 1955 où les trau­ma­tismes, les sou­ve­nirs plus ou moins tristes de la Seconde Guerre mon­diale sont encore vivaces. Ils détaillent le contexte, le quo­ti­dien des prin­ci­paux acteurs et les cir­cons­tances de la ren­contre entre l’enfant et l’animal sau­vage.
Zidrou concocte un scé­na­rio très éloi­gné de ceux réa­li­sés par Batem pour sa série sur le Mar­su­pi­lami. Il intègre nombre de touches per­son­nelles, de faits de société de l’époque. Mais sur­tout, il adapte un récit per­met­tant à Frank Pé d’exprimer tout son talent, mul­ti­pliant les occa­sions de mettre en scène, avec beau­coup d’humour, des ani­maux divers et variés qui vivent en Europe occidentale.

La gale­rie de per­son­nages est conçue pour mettre en avant des êtres par­ti­cu­liè­re­ment atta­chants qui voi­sinent avec le pire. Du côté char­mant, on trouve Fran­çois, un gar­çon soli­taire, sa mère aban­don­née par son amant et M. Boni­face, l’instituteur aux méthodes péda­go­giques peu conformes à la doxa offi­cielle.
Frank Pé donne à ce der­nier les traits d’André Fran­quin avec une réus­site totale. D’autres grands noms du jour­nal de Spi­rou à l’époque de son âge d’or font un passage.

Si le récit de Zidrou est frais, plein de rythme et d’humour, avec une bonne dose de sen­ti­ments, d’émotion et de ten­dresse, le gra­phisme est somp­tueux. Les ani­maux sont gra­cieux et donnent envie de les adop­ter, les décors sont soi­gnés, recréant l’ambiance des années 1950. Le des­si­na­teur offre des pleines pages sublimes. Par exemple, l’album s’ouvre une vue d’un cargo dans un soir de novembre et au pre­mier plan la fameuse trac­tion Citroën. Les rues, les monu­ments sont res­ti­tués dans cet esprit.
Avec le capi­taine Tillieux, la coïn­ci­dence est trop énorme pour que Zidrou donne un tel patro­nyme sans avoir en arrière-pensée un hom­mage à Mau­rice Tillieux, un monu­ment de la BD belge, le célèbre auteur de Gil Jour­dan, de Tif et Tondu, de Jess Long…

Zidrou se régale à mettre en scène tout ce qu’il aurait sans doute sou­haité mettre en œuvre comme méthodes péda­go­giques lorsqu’il était ins­ti­tu­teur, bien qu’il ait déjà beau­coup usé de for­mules nova­trices dans le genre avec sa série humo­ris­tique sur l’élève Ducobu. Il raconte les séquelles de la Seconde Guerre mon­diale, ces gosses nés de père alle­mand copieu­se­ment insul­tés, bri­més. Les enfants répètent ce qu’ils entendent chez eux, venant de pauvres types ayant trempé dans du mar­ché noir, auteurs de dénon­cia­tions ano­nymes…
Un pre­mier album qui offre une lec­ture plai­sir d’un haut niveau. De plus, on ne se lasse pas de regar­der ces planches décou­vrant sans cesse de nou­veaux détails. On ne peut que deman­der aux édi­tions Dupuis de faire paraître le plus rapi­de­ment pos­sible la suite car la situa­tion n’est pas brillante à la fin de ce tome…

serge per­raud

Zidrou (scé­na­rio) & Frank Pé (des­sin et cou­leurs), La Bête, Dupuis, octobre 2020, 156 p. – 24,95 €.

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Filed under Bande dessinée, Beaux livres

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