Ulysse Terrasson : Une nuit à Rome, en faire tout un roman!
Une nuit à Rome est une bande dessinée scénarisée et, en partie, mise en images par Jim. Le développement de cette histoire a fait l’objet de quatre tomes. Il s’agit des conséquences d’une promesse faite à l’âge de vingt ans, une promesse dont la réalisation se projette loin dans le temps. La série a connu un beau succès tant le récit est enlevé.
Ulysse Terrasson, qui a déjà signé chez Bamboo roman, Plein de promesses, un livre de souvenirs, a relevé le défi de reprendre la première partie du scénario pour en faire un roman. Si le défi était d’importance, il a été réalisé haut la main.
Dans un entretien, le romancier explicite sa démarche, revient sur les grandes composantes de son livre.
Lelitteraire.com : Avec Une nuit à Rome vous adaptez un scénario de bande dessinée. C’est rare que la rédaction se déroule dans ce sens car on voit plus souvent l’adaptation d’un roman en scénario. Pourquoi ce choix ?
Ulysse Terrasson : Je dirais que ce n’était pas tant un choix qu’une opportunité à saisir. Un jour, j’ai reçu un coup de fil de la part de mon éditeur – qui est aussi celui de la BD Une nuit à Rome – et il m’a dit qu’il recherchait quelqu’un pour cette adaptation, et qu’il avait pensé à moi. Je connaissais déjà la BD, bien sûr. Pour tout vous dire, la BD Une nuit à Rome est un peu une histoire de famille : c’est mon père qui en a écrit le scénario, réalisé les dessins, et c’est ma mère qui en a fait les couleurs. C’était un honneur et un privilège de pouvoir y apporter ma petite contribution. Et puis j’adore cette histoire, depuis toujours, cette histoire d’amour et de temps qui passe. J’ai pensé que ça pourrait être un exercice intéressant, et j’ai sauté sur l’occasion. Je sentais que c’était un défi qu’il fallait à tout prix relever, parce que je sentais qu’en cours de route j’apprendrais tout un tas de choses sur l’écriture.
Raphaël atteint la quarantaine et parmi les cadeaux d’anniversaire, une cassette VHS envoyée par Marie, va lui rappeler son passé et bouleverser son existence actuelle. Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce sujet ?
J’aimais le ton de la BD, l’humour, l’émotion, ces personnages de gamins déguisés en adultes, la VHS, j’aimais l’idée de cet homme et de cette femme qui s’étaient perdus, qui avaient vieilli loin l’un de l’autre, qui se retrouvaient vingt ans après. Et le temps qui passe. Le temps qui passe, c’est un peu le héros de toutes les histoires. Ça me semblait être particulièrement le cas dans cette histoire-là. Ça me fascinait. Et puis, il y a autre chose. Je ne sais pas trop comment l’expliquer. En fait, plus je lis, plus j’écris, plus une certaine vision de ce que doit être le roman s’imprime en moi. Pas de ce que doit être le roman pour tout le monde, hein, mais de ce que ça doit être pour moi, je ne sais pas si c’est assez clair… Ce que je veux dire c’est que, plus je développe ma façon toute personnelle de ce que doit être le roman, plus je lis les livres des autres à travers cette grille de lecture, et plus j’ai envie de changer de choses dedans. Parfois, c’est juste une phrase. Parfois, c’est bien plus que ça. Pour résumer : j’écris tout le temps, même quand ce sont les autres qui écrivent… (Rires.) Dans mes lectures, j’essaye toujours d’apprendre quelque chose pour devenir encore meilleur, de distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais, de relever les techniques qui sont intéressantes mais aussi de repérer les tics qu’il faut absolument éviter. Travailler sur Une nuit à Rome était une aubaine pour moi, dans le sens où pour une fois je pouvais me concentrer totalement sur ça : garder ce qui était bon dans la BD, voir ce que je pouvais rajouter de bon dans le roman.
Raphaël n’est-il pas, avec sa bande de copains qui ne veulent pas vieillir, avec sa carrière professionnelle en rade, avec ses ambitions de peintre déçues, enclin à tout changer en rejoignant Marie ?
Oui et non. D’un côté, je n’ai pas tellement l’impression que Raphaël soit un gros fan du changement. Je le vois plus comme ce grand nostalgique, plein d’ambitions déçues, oui, mais bien trop rêveur pour les réaliser. Il vit avec Sophie, ils ont un chat ensemble, il travaille dans l’immobilier pour son beau-père, sa vie avance en pilotage automatique, il est adulte, responsable, raisonnable. D’un autre côté, c’est vrai, la VHS est l’occasion pour lui de se poser la question : est-ce qu’il n’a pas envie de changer tout ça ? Mais est-ce tant un vrai changement qu’une crise de la quarantaine ? Ce week-end, n’est-ce pas dès le départ pour lui juste une parenthèse, le moyen de vivre quelque chose d’intime, de fort, de perso, comme un enterrement de vie de garçon, avant de retourner à sa vie ? Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’il fait ça surtout parce qu’il a peur, pour contrecarrer ses responsabilités, pour aller à l’encontre de ce qu’on attend de lui, de ses responsabilités d’adulte. C’est épuisant d’être tout le temps responsable. À la fin on ne s’occupe plus de soi, et il ne se passe plus rien.
Marie n’est-elle pas également à la recherche d’une nouvelle vie ? Pense-t-elle, en renouant avec Raphaël, vivre une nouvelle expérience ?
Oui, il y a définitivement de ça : Marie a besoin de vivre une nouvelle expérience, dans la mesure où l’ancienne ne lui convient pas. Marie, je la vois comme cette personne qui a besoin d’être sauvée, mais qui ne s’en rend pas forcément compte pour autant. Elle vit dans une sorte de tragédie : elle est belle. Elle a toujours été belle. Elle a toujours été perçue à travers sa beauté. Et ça doit être rageant, quand on est un être humain, quand on a des ambitions et des rêves, quand on veut être aimée pour ce qu’on est, d’être tout le temps ramenée à son physique, à ce petit détail de soi auquel on ne prête pas attention quand il n’y a pas de miroir dans la pièce, ce petit quelque chose qui n’est jamais qu’offert à la vue des autres, aux désirs et à la jalousie des autres… Retourner auprès de Raphaël, avec qui elle a vécu par le passé, qui était amoureux d’elle, qui a souffert à cause d’elle, c’est peut-être l’occasion paradoxale de revivre une nouvelle expérience : de redevenir autre chose que ce qu’elle est, là. Et puis, bon, c’est peut-être autre chose aussi. Peut-être qu’elle sent que le temps est passé sur son corps, que revoir Raphaël sera l’occasion d’un test : le séduira-t-elle encore ? C’est un phénomène typiquement humain, ça, ce besoin de confirmation. C’est triste. Mais c’est là. Mais peut-être est-ce encore autre chose. Difficile de savoir… Je ne crois pas avoir jamais été une belle femme de quarante ans. (Rires.)
Est-on toujours à la recherche de sa jeunesse, jeunesse que le personnage principal pense perdue dans sa relation très familiale avec Sophia, la femme qui partage sa vie actuellement ?
Ouh, c’est un vaste sujet ça. Toute la philosophie et toute la spiritualité s’intéressent plus ou moins à cette question. Qu’est-ce que le moi dans la mesure où le temps passe et les corps changent, les pensées se forment et se déforment, les conditionnements se précisent ou s’annulent ? Je ne sais pas si je suis vraiment habilité à répondre à cette question, mais je ne crois pas qu’on devienne jamais vraiment adulte… C’est comme la phrase du Petit Prince : “Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants”. C’est une conception assez personnelle, mais je crois plus qu’on joue à l’adulte, qu’on recopie des comportements, parce qu’on a l’ego de se croire plus subtil comme ça, et puis parce que l’existence n’a plus grand-chose à voir avec celle d’avant : on doit payer les choses par soi-même, on ne peut plus seulement les réclamer au Père Noël. Si l’être humain est un enfant qui vieillit, l’argent est la kryptonite de cet enfant. Raphaël est à la recherche de sa jeunesse parce qu’il est à la recherche d’une époque où les choses étaient plus simples, où l’avenir était plein de promesses, où la naïveté et la fantaisie et la bêtise étaient encore possibles. Et il refuse de l’oublier. C’est pourquoi il garde cette petite boîte dans un placard, avec dedans son vieux matériel de peintre. Pour se souvenir. Il refuse de tuer l’enfant en lui, comme les personnes autour de lui semblent le faire. C’est la suite de la phrase du Petit Prince, d’ailleurs : “mais peu d’entre elles s’en souviennent. ”
Comment définiriez-vous Raphaël ? Est-il un homme en quête d’absolu ? Un anti-héros ? Un loser ?
Un peu tout ça à la fois. C’est ce qui m’amusait dans Une nuit à Rome, justement : le fait que l’histoire emprunte autant au voyage du héros de Joseph Campbell, mais avec ce type très lambda, sans talent particulier, pas du tout porté sur le fait de sauver le monde. Il n’est pas un superhéros comme Spiderman, il n’est pas un sorcier comme Harry Potter, il n’est pas sujet à la force comme Luke Skywalker. Et pourtant, son odyssée personnelle respecte la structure du monomythe : situation initiale dans le monde ordinaire, appel à l’aventure, refus, acceptation, entrée dans le monde extraordinaire, tests, transformation, retour dans le monde ordinaire, et patati patata. Ça pourrait faire penser que c’est un personnage en quête d’absolu, oui. Mais, au fond… Raphaël me fait un peu penser à Ted Mosby, dans cet épisode d’How I Met Your Mother où Ted accepte d’héberger l’ex-fiancé de sa copine Victoria, et l’instant d’après souffre à cause des conséquences. Comme lui, il adore jouer au héros, être ce leader sans ego, se sentir grandiloquent dans les sentiments, mais la seconde suivante il regrette.
Raphaël, on sait qu’il a emménagé chez Sophia, qu’elle lui a trouvé un job auprès de son père, qu’il l’a accepté, on sait qu’il va à la pharmacie pour les antibiotiques de sa belle-mère, qu’il est prêt à passer le week-end de son anniversaire auprès de son beau-père, qu’il offre un chat à Sophia pour lui faire plaisir, on sent qu’il joue au parfait héros, mais la seconde passe et voilà qu’il regrette, est-ce qu’offrir ce chat était vraiment une bonne idée, est-ce que je veux vraiment arrêter de fumer, est-ce que ce n’est pas plutôt pour convenir à Sophia, car une seconde plus tard il comprend la portée de ses actions : il ne vit plus tant pour lui que par elle. Ce n’est pas le meilleur des équilibres, et je pense que c’est pour ça qu’il part. Le voyage du héros est pour lui, narrativement, le tremplin qu’il lui faut pour trouver son Excalibur, puis ramener son Graal dans le monde ordinaire : pour se souvenir ce que c’est de vivre par soi-même ; pour, idéalement, se confectionner le meilleur des équilibres ensuite…
Le choix de Rome, pour se reconquérir, est-il dû au hasard ou cette ville est-elle chargée d’une atmosphère propice à de telles retrouvailles ?
Il faudrait poser la question à mon père… Mais j’y ai beaucoup réfléchi. Au moment où Raphaël et Marie se font la promesse de se retrouver à quarante ans, c’est assez logique au fond qu’ils choisissent une capitale européenne, associée au Sud, au soleil, mais aussi à l’histoire de l’art – ils se sont rencontrés aux Beaux-Arts, pendant leurs études. Au-delà de ça, je pense que c’est un choix très malin, narrativement et esthétiquement parlant, parce que quelle autre ville aurait été un meilleur théâtre pour de telles retrouvailles ? New York, Shanghai, Tokyo ? Mais ce sont des villes à la pointe de la technologie, ça. Alors que Rome, l’essence de Rome, c’est le souvenir. C’est la Fontaine de Trevi qui rappelle les films en noir et blanc, c’est la Chapelle Sixtine qui rappelle la Renaissance, c’est le Colisée un peu endommagé qui rappelle la décadence de l’empire romain. Dès le départ, ce projet de se retrouver un jour sonne comme un moyen de revenir vers le passé. En l’établissant dans les rues de Rome, ils ne se promènent plus seulement dans leur mémoire à eux, ou dans la mémoire de Rome, mais dans la Mémoire tout court.
Avec l’image, il n’est pas utile de décrire l’environnement, les décors. Cependant, vous décrivez peu les cadres où évoluent vos personnages. Est-ce pour insister sur la psychologie des protagonistes, développer leurs attentes, leurs interrogations, leurs hésitations ?
C’est exactement ça. En réalité ça résulte d’une vraie volonté, liée à ma perception de l’histoire littéraire. Avant, à l’époque d’un Victor Hugo par exemple, le roman n’était pas encore en lutte avec le cinéma, l’image n’existait pas comme elle existe aujourd’hui, et quand on vivait à Saint-André-de-Sangonis la longue description au début de Notre-Dame-de-Paris c’était quelque chose, ça en imposait, c’était peut-être la seule manière de voir la cathédrale. Et puis, le cinéma a débarqué. La littérature s’est mise à rechercher autre chose. Avec quelqu’un comme Hemingway par exemple, les phrases devaient palpiter comme du sang dans des veines : action, dialogue, de temps en temps un petit paysage, pas plus. Taire ce qui n’est pas essentiel, parfois même taire ce qui l’est – pour le faire deviner. C’était sa théorie de l’iceberg.
Raymond Carver, j’ai l’impression, est allé un petit peu plus loin en proposant ce minimalisme pur et dur. Avec lui, l’écriture était plus que jamais fondée sur l’intériorité des personnages, et tout se jouait sur les silences, sur la difficulté de communiquer entre les personnages, les petites tragédies du quotidien. Mais aujourd’hui… Aujourd’hui, qu’est-ce qu’il reste ? Aujourd’hui, on est inondé d’images. On circule dans un monde qui va toujours plus vite. Une description est une perte de temps. Raconter une histoire ne suffit plus parce que le cinéma le fait mieux que le roman. Bref, en apparence le cinéma a gagné.
Mais il demeure ce petit quelque chose que la littérature possède et que le cinéma n’a pas : la conscience. L’écrivain a ce pouvoir que le cinéaste n’a pas (encore) : faire en sorte que l’audience entre dans le cerveau de quelqu’un, ressente les choses comme lui, le saisisse de l’intérieur, en profondeur. L’écriture permet la première personne, là où le cinéma reste cantonné à la troisième. C’est une tout autre manière d’aborder la vérité. “Will You Please Be Quiet, Please ?” de Raymond Carver est pour moi un chef-d’œuvre d’émotion dans le genre, de silences, d’humanité, que le cinéma n’est pas parvenu à exposer à l’écran – il suffit de voir Short Cuts de Robert Altman, adaptation de nouvelles de Carver, pour s’en persuader…
Mon sujet principal, dans tout ce que j’écris, c’est ce qui m’émeut, c’est l’intime, c’est l’intériorité. Ce sont ces moments indescriptibles qui peuvent se passer entre des êtres humains et, à moins que le paysage participe à l’élaboration de ces moments indescriptibles, je ne vois pas pourquoi il devrait figurer sur la page. Et en même temps, j’ai fait un effort dans Une nuit à Rome. J’ai donné des noms de lieu et j’ai décrit deux-trois petites choses, des décors qui défilent derrière une vitre de bus, la façade d’un hôtel, une rampe d’escalier…
L’adaptation n’est-elle pas un exercice trop contraignant pour l’imagination car il faut respecter une trame déjà écrite ?
Oui et non. Ça m’a à peu près autant contraint que ça m’a simplifié l’affaire. D’un côté oui, il faut respecter une trame déjà écrite. Mais d’un autre, ça retire beaucoup de réflexion, d’hésitation, de remaniement. Et je suis quelqu’un qui réfléchit et hésite et remanie beaucoup. Vraiment beaucoup. Sans compter le fait que, là, en l’occurrence, j’avais beaucoup de chance. J’étais dans l’ensemble assez libre : les personnages existaient déjà, je n’avais qu’à les écouter et parfois les développer un peu plus que dans la BD, j’ai pu leur retirer ces scènes qui ne me plaisaient pas, leur en faire vivre d’autres pour leur ajouter de la profondeur… Peu à peu, c’est devenu mon roman.
C’était très important pour moi parce que je n’aurais pas pu l’écrire sinon. Et puis, c’est là précisément où le concept de l’adaptation est intéressant : avant le roman, c’étaient des personnages d’images et de dialogues, on n’entrait pas tout à fait dans leurs têtes (sauf pour Raphaël, grâce aux cases voix-off), et avec le roman j’ai pu m’occuper de ce que j’aime le plus en écriture : entrer dans la tête des personnages et leur donner vie sur le papier et, si tout se passe bien, dans l’imagination du lecteur aussi…
Dans Plein de promesses, un livre publié en 2018, chez Bamboo, vous décrivez une sorte de crise de la vingtaine, la difficulté de passer à l’âge adulte. Vieillir, devoir évoluer, est-ce un thème qui vous préoccupe en tant qu’auteur, en tant que personne ?
C’est l’histoire de ma vie. C’est peut-être parce que j’écris que je passe autant de temps à me souvenir des choses du passé, c’est peut-être parce que je passe autant de temps à me souvenir que j’écris les choses du passé : je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que le temps sous toutes ses formes – l’enfance, la vieillesse, la mort, l’attente, l’oubli, la nostalgie, j’en passe –, c’est ce qui me fascine le plus. Avec l’intimité. Je trouve ça fascinant que, dans ce vaste tourbillon de problèmes à résoudre qu’est la vie, les êtres humains trouvent le temps d’offrir un peu d’amour à d’autres êtres humains. Je trouve ça complètement dingue. C’est dingue, non ? (Rires.)
Présentation et propos recueillis par serge perraud au mois de juillet 2020 pour lelitteraire.com