Isabelle Sorente, Le complexe de la sorcière

Enquête his­to­rique et décou­verte ver­ti­gi­neuse de soi…

En juin 2017, la nar­ra­trice a la vision d’une scène ter­rible, un inter­ro­ga­toire où un homme mar­tèle à une femme, dont on ne voit que les yeux : “Dis-le. Dis que tu es une sor­cière.” Quelques jours après, la vision revient, un peu dif­fé­rente. La femme est seule, réfu­giée dans un coin et tou­jours les yeux, des yeux presque trans­pa­rents.
Au début de l’été, la nar­ra­trice com­prend que cette femme, cette sor­cière ?, la hante. Elle entre­prend de mieux les connaître, ins­talle un bureau de tra­vail et réunit toute une docu­men­ta­tion sur elles. Elle prend conscience de la dimen­sion don­née par les inqui­si­teurs, ceux-ci mul­ti­pliant les pro­cès pour sor­cel­le­rie. Et si quelques hommes ont été incul­pés pour des malé­fices, ce sont essen­tiel­le­ment des femmes qui ont souf­fert de cette accu­sa­tion. D’ailleurs, l’expression Chasse aux sor­ciers n’existe pas alors que celle de Chasse aux sor­cières a tou­jours du succès.

Dans un pre­mière par­tie, la nar­ra­trice s’attache à décou­vrir quelles étaient ces femmes ainsi tor­tu­rées, brû­lées, les rai­sons de ces meurtres et les outils uti­li­sés par les bour­reaux. Parmi la lit­té­ra­ture qui va déclen­cher ces vagues d’assassinats, deux ouvrages émergent et sont fon­da­teurs. Le For­mi­ca­rius dont le Livre V est consa­cré aux sor­cières et le tris­te­ment célèbre Mal­leus Male­fi­ca­rium.
Le For­mi­ca­rius est l’œuvre d’un prêtre domi­ni­cain qui, le pre­mier, montre que des femmes sont dan­ge­reuses, qu’elles ont passé un pacte démo­niaque pour anéan­tir l’humanité chré­tienne. L’autre, rédigé par les inqui­si­teurs Krä­mer et Spren­ger, a été le pre­mier best-seller des Temps modernes. Il a été imprimé à plus de trente mille exem­plaires et sert de manuel à tous les déments qui mènent les femmes dans les salles de tor­tures, sur les bûchers. Et il faut peu de choses pour être accusé, une atti­tude, un veau qui tombe malade, la grêle qui abîme des récoltes…

La nar­ra­trice met l’accent sur le fait que ces grandes chasses, ces vagues d’exécutions de masse n’ont pas eu lieu au Moyen Âge, comme on a cou­tume de le faire croire, mais dans la période dite des Temps modernes, après l’invention de l’imprimerie. Elle fait part alors de la psy­cho généa­lo­gie, évoque la trans­mis­sion de cer­taines images fatales par-delà les géné­ra­tions.
Si la pre­mière par­tie est consa­crée aux sor­cières et aux liens qui ont pu se trans­mettre dans le temps, la seconde est plus per­son­nelle et la nar­ra­trice fait place à l’auteure. En racon­tant les chasses aux sor­cières, elle retrouve les sou­ve­nirs que ces his­toires réveillent. Elle expose, par le menu, sa vie de Bête noire, ses années de har­cè­le­ment vécues pen­dant sa sco­la­rité. C’est tout aussi effrayant et révoltant.

En par­tant d’une femme tor­tu­rée au XVIe siècle, Isa­belle Sorente aborde nombre de sujets et se décrit dans son par­cours, un par­cours dif­fi­cile entre une ado­les­cence sac­ca­gée, les liens ami­caux avec Sarah, Claire, Betty, ses ren­contres amou­reuses, sa psy­cho­thé­ra­pie. Elle tente une bio­gra­phie intros­pec­tive. Cepen­dant, elle fait évo­luer ses réflexions, ses approches, déve­loppe une vision nou­velle de l’inquisiteur qui, aujourd’hui, pour­rit la vie des femmes ‚que ce soit un homme ou autre chose.
Elle boucle ce superbe ouvrage par une inter­ro­ga­tion qui inter­pelle : ne sommes-nous pas tous la sor­cière de quelqu’un et l’inquisiteur de quelqu’un d’autre ?

serge per­raud

Isa­belle Sorente, Le com­plexe de la sor­cière, JC Lat­tès, jan­vier 2020, 304 p. – 20,00 €.

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