Enquête historique et découverte vertigineuse de soi…
En juin 2017, la narratrice a la vision d’une scène terrible, un interrogatoire où un homme martèle à une femme, dont on ne voit que les yeux : “Dis-le. Dis que tu es une sorcière.” Quelques jours après, la vision revient, un peu différente. La femme est seule, réfugiée dans un coin et toujours les yeux, des yeux presque transparents.
Au début de l’été, la narratrice comprend que cette femme, cette sorcière ?, la hante. Elle entreprend de mieux les connaître, installe un bureau de travail et réunit toute une documentation sur elles. Elle prend conscience de la dimension donnée par les inquisiteurs, ceux-ci multipliant les procès pour sorcellerie. Et si quelques hommes ont été inculpés pour des maléfices, ce sont essentiellement des femmes qui ont souffert de cette accusation. D’ailleurs, l’expression Chasse aux sorciers n’existe pas alors que celle de Chasse aux sorcières a toujours du succès.
Dans un première partie, la narratrice s’attache à découvrir quelles étaient ces femmes ainsi torturées, brûlées, les raisons de ces meurtres et les outils utilisés par les bourreaux. Parmi la littérature qui va déclencher ces vagues d’assassinats, deux ouvrages émergent et sont fondateurs. Le Formicarius dont le Livre V est consacré aux sorcières et le tristement célèbre Malleus Maleficarium.
Le Formicarius est l’œuvre d’un prêtre dominicain qui, le premier, montre que des femmes sont dangereuses, qu’elles ont passé un pacte démoniaque pour anéantir l’humanité chrétienne. L’autre, rédigé par les inquisiteurs Krämer et Sprenger, a été le premier best-seller des Temps modernes. Il a été imprimé à plus de trente mille exemplaires et sert de manuel à tous les déments qui mènent les femmes dans les salles de tortures, sur les bûchers. Et il faut peu de choses pour être accusé, une attitude, un veau qui tombe malade, la grêle qui abîme des récoltes…
La narratrice met l’accent sur le fait que ces grandes chasses, ces vagues d’exécutions de masse n’ont pas eu lieu au Moyen Âge, comme on a coutume de le faire croire, mais dans la période dite des Temps modernes, après l’invention de l’imprimerie. Elle fait part alors de la psycho généalogie, évoque la transmission de certaines images fatales par-delà les générations.
Si la première partie est consacrée aux sorcières et aux liens qui ont pu se transmettre dans le temps, la seconde est plus personnelle et la narratrice fait place à l’auteure. En racontant les chasses aux sorcières, elle retrouve les souvenirs que ces histoires réveillent. Elle expose, par le menu, sa vie de Bête noire, ses années de harcèlement vécues pendant sa scolarité. C’est tout aussi effrayant et révoltant.
En partant d’une femme torturée au XVIe siècle, Isabelle Sorente aborde nombre de sujets et se décrit dans son parcours, un parcours difficile entre une adolescence saccagée, les liens amicaux avec Sarah, Claire, Betty, ses rencontres amoureuses, sa psychothérapie. Elle tente une biographie introspective. Cependant, elle fait évoluer ses réflexions, ses approches, développe une vision nouvelle de l’inquisiteur qui, aujourd’hui, pourrit la vie des femmes ‚que ce soit un homme ou autre chose.
Elle boucle ce superbe ouvrage par une interrogation qui interpelle : ne sommes-nous pas tous la sorcière de quelqu’un et l’inquisiteur de quelqu’un d’autre ?
serge perraud
Isabelle Sorente, Le complexe de la sorcière, JC Lattès, janvier 2020, 304 p. – 20,00 €.