Un raz de marée de trouvailles
Les fantômes fréquentent, outre les maisons hantées, la littérature avec des attitudes les plus diverses et des degrés de sympathie plus ou moins développés vis-à-vis des vivants. Mais personne, à ma connaissance, n’avait pensé à les utiliser, les former, les faire travailler ou à en faire une menace organisée, structurée pour le genre humain.
En juillet 2118, dans le golfe du Mexique, Charles Ozzborn, dit Chuck, un sergent-chef voit, une fois encore, un de ses soldats déchiqueté par l’essaim de lames de scie circulaires largué par les avions ennemis. Une guerre sans merci oppose depuis plusieurs années les États-Unis aux forces des cartels coalisés de la drogue. Le conflit tourne à la tuerie pour les Américains.
Vingt ans plus tard, Kurt Angström sait qu’il est mort, devenu un ectoplasme, un GS (Ghost Spy). Cependant, il a été formé et il travaille pour Anatomik Biotech comme espion. Il est capable de s’introduire partout pour pirater des secrets de fabrication. Mais il excelle comme Modeleur, étant capable de se matérialiser et de prendre, pendant un temps limité, n’importe quelle apparence. Il fournit, ainsi, des alibis inattaquables. Ces ectoplasmes sont totalement amnésiques. Beaucoup ne le supportent pas. Aussi Willa, une historienne, leur crée un passé en concordance avec leur personnalité.
Dans le Montana, Chuck, constate, depuis peu de temps, une vague d’orages secs qui mettent le feu à une végétation souffrant de sécheresse. Il remarque que ces éclairs frappent principalement les tombes dans les cimetières. L’impulsion électrique d’une puissance colossale développe un ectoplasme autonome du cadavre. Willa est la fille de Chuck. Elle a fui son père dès qu’elle a pu et a changé d’identité. Mais, parce qu’elle originaire du Montana, de la région où se déroulent des événements étranges, son directeur l’envoie sur la zone, avec Kurt Angström, pour découvrir ce que fricotent les ectoplasmes qui fuient les humains.
Trois protagonistes vont se trouver confrontés à une nouvelle guerre des mondes. Autour de Willa qui se retrouve contrainte de quitter son emploi d’historienne pour enquêter sur un terrain difficile et dangereux, gravitent Chuck et Kurt. Le premier, son père, est un vétéran rescapé du conflit qui a opposé les USA à une coalition de cartels, conflit qui s’est soldé par une défaite cuisante pour les Américains. Ces méganarcotrafiquants d’Amérique latine disposaient d’une telle fortune qu’ils pouvaient s’offrir les meilleurs équipements.
Quant à Kurt, il n’a aucun état d’âme et accomplit les missions dont il est chargé. Cependant, il fait des cauchemars qui troublent sa récupération énergétique. Il voit des disques volants… métalliques et dentelés.
Autour de ce trio, Serge Brussolo construit une singulière galerie de protagonistes qui possèdent, à des degrés divers, un brin de folie. Il insère, dans le fil de son intrigue, une foultitude de remarques, d’annotations, de réflexions plus ou moins acides, teintées d’un humour noir. Elles ont en commun une vision de bon sens où l’imagination règne en maîtresse. Ainsi, ce plan du gouvernement pour faire de ces ectoplasmes des compagnons de personnes âgées ou infirmes pouvant assurer toutes les transactions immatérielles et fournir un auditoire bienveillant et infatigable.
Un personnage traite les responsables politiques d’eunuques. Mais ce n’est pas une injure. En effet, un décret fédéral oblige, pour éviter que l’excès de testostérone amène à des décisions inappropriées, les responsables à une ablation des gonades. “On ne voulait plus de dirigeants réagissant à chaud et sujets aux coups de sang…” (Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, pour nombre d’entre eux la puissance politique a été plus importante que la virilité).
L’auteur crée un parti populiste, les Vrais Vivants, avec tout ce que cela comporte. Le choix de certains patronymes n’est pas dû au hasard… Bien sûr, tout se complique, tout devient dangereux avec la foudre, avec ces fantômes qui fuient les vivants et se regroupent. Le romancier va plus loin, plus fort jusqu’à une conclusion “brussolienne”, il n’y a pas d’autres qualificatifs possibles.
Brussolo a habitué ses lecteurs à le voir décortiquer des idées, en explorer toutes les possibilités, les meilleures comme les plus néfastes. Mais, avec Anatomik, il se surpasse dans l’exploration des possibles de ces ectoplasmes conservant toujours une belle cohérence si l’on accepte le concept de base.
serge perraud
Serge Brussolo, Anatomik, Bragelonne, coll “Bragelonne SF”, novembre 2019, 448 p. – 16,90 €.