Et si…
Un romancier italien est intrigué par la vie aventureuse d’un individu arrêté avec une valise pleine de drogues de toutes espèces et les coordonnées de grands pontes romains. Malgré un authentique passeport britannique, il est américain et dit se nommer Jay Dark. À partir de renseignements glanés sur différents supports, il tire une longue nouvelle qu’il titre Blue Moon, en référence à une opération secrète de la CIA.
Quelques jours après la sortie du texte en version anglaise, il reçoit un mail de maître Alwyn Flint. Celui-ci est mandaté, pour tout ce qui touche à Jay Dark, par la fondation que celui-ci a créé. Si le romancier veut aller plus loin, Flint se tient à sa disposition pour lui raconter qui était Dark. Face au scepticisme affiché, il rétorque : “Moi, j’y étais.”
De rencontre en rencontre dans des lieux insolites de Rome, Flint révèle la vie de cet homme chargé d’une mission de déstabilisation par la CIA. Il raconte l’ascension de ce garçon, qui s’appelait Jaroslav Darenski, depuis son enfance de petite frappe dans le quartier alors dévasté de Williamsburg à New York jusqu’aux palaces où il fréquentait des “élites”, les pires crapules politiques, mafieuses…
Arrêté, emprisonné aux USA, il avait intégré un étrange programme mené par le mystérieux docteur Kirk, un ancien nazi, transfuge de l’Allemagne. Celui-ci administrait à ses “volontaires” toutes sortes de drogues de synthèse. Cependant, elles restaient sans effet sur Jaroslav qui, par crainte de retourner en prison, simulait. Découvert, il est pris en charge par Kirk qui veut en faire son ange et son guerrier. On lui construit une légende et il devient alors un agent de la CIA chargé de répandre le chaos, dans les années 1970, avec de nouvelles drogues comme le LSD, dans les milieux contestataires …
Sur les pas de Jaroslav, devenu Jay Dark, Giancarlo de Cataldo propose une fiction mêlant politique et histoire véritable, celle des années 60–70, tant aux États-Unis qu’en Europe. Avec un individu insensible aux effets des drogues, possédant un don pour l’apprentissage des langues et une capacité à entrer dans la peau de personnages les plus divers, le romancier fait visiter, ou revisiter, des événements clés de l’histoire récente.
Entremêlant sans cesse réalité et trame romanesque, il décrit les tentatives de manipulation des services secrets américains. C’est ainsi que traversent ce roman les conséquences de la guerre Froide, les mouvements de jeunesse et de contre-culture. L’auteur convoque, pour ce faire, le ban et l’arrière-ban des composantes de ces mouvements émergents, de Berkeley à Londres, de San Francisco à New York, mettant en scène Burroughs et Trocci, Warhol et Leary… Il donne une vision de ces hippies, de leur errance en bus bariolé, mais il introduit, en toile de fond, l’apparition de mouvements révolutionnaires tels les Black Panther, la guerre du Vietnam, l’assassinat de John Kennedy…
Parallèlement, le romancier livre, à travers ses personnages, nombre de réflexions sur le chaos et sa nature. N’est-il pas réellement « l’ordre » du monde ? Il décrit nombre de personnages historiques et porte un regard aigu sur les corps constitués, sur : “…les zigzags continus de l’administration, les incessantes luttes pour le pouvoir dans les hautes sphères, les jalousies personnelles, les haines et les rancœurs…” Il fait émerger de sa fabuleuse galerie de protagonistes quelques intervenants plus spécifiques tels ce savant fou, ancien nazi, ce sénateur réactionnaire et sa fille, une riche héritière, et des créateurs hallucinés, des militants sincères croyant en leur mission…
Avec son art du récit, Giancarlo de Cataldo entretient l’ambiguïté, fait planer le doute à mots couverts, joue avec les apparences jusqu’à une conclusion inattendue.
Giancarlo de Cataldo, une fois de plus, livre un roman noir à souhait, où l’on retrouve ses thèmes de prédilection, leitmotivs qu’il côtoie quotidiennement par son activité, qui portent sur la manipulation de la vérité, sur les pouvoirs invisibles qui dirigent, de fait, les sociétés humaines.
serge perraud
Giancarlo De Cataldo, L’Agent du chaos (L’agente del caos), traduit de l’italien par Serge Quadruppani, Métailié Noir, coll. “Bibliothèque italienne”, mars 2019, 320 p. – 21,00 €.