Déambulations d’un Judas moderne
Dans l’Irlande des années 1920 encore hantée par la guerre civile qui a opposé les Indépendantiste et les Unionistes, Dublin est une ville sombre et pauvre où survit difficilement tout un bas-monde sans le sou, entre débrouille et petites magouilles. On y vit au jour le jour, on dort au chaud si l’on a réussi à se dégoter quelques pièces, on y boit jusqu’au bout de la nuit dès que la bonne fortune a souri.
Ancien membre de l’Organisation révolutionnaire (ancêtre de l’IRA), Gypo Nolan est interrompu dans son dîner par son bon ami d’enfance et de révolution, Francis-Joseph Mac Phillip, parti se cacher dans les bois après avoir commis un meurtre pour lequel il est recherché.
À la suite de cette rencontre, Gypo finit par céder à la tentation de la récompense offerte pour retrouver Mac Phillip. Il se rend à la police et, contre vingt billets, cède à la délation.
Mais son ancien camarade meurt lors de son interpellation. S’ensuit, sur une période de douze heures que balaie le roman, sa déambulation à travers les rues d’une ville devenue particulièrement inquiétante et dangereuse.
Du moins à ses yeux de Mouchard.
Dans une langue rêche et crue comme les habitants des bas quartiers, Liam O’Flaherty dépeint la cruauté, la trahison et la peur. Les changements de perception que provoque cette dernière. Car si Gypo se prend d’abord, avec ses poches pleines, pour une sorte de roi de ce sous-monde (« Il passait à côté d’eux, presque au-dessus d’eux, les regardait de haut comme s’il n’avait pas son pareil au monde. » p. 53), il ne tarde pas à redescendre sur l’asphalte froid et mouillé de sa ville, tout juste reconstruite après les ravages de la guerre, affligée par les querelles d’égos et la paranoïa.
En fait, plus que Gypo ou sa prostituée de régulière, Katie, ce sont la pauvreté et la misère, les véritables protagonistes de ce roman, constellé d’êtres humains souvent lâches ou mesquins, placés dans des situations minables. Ce Judas moderne, qui se hâte de dépenser l’argent qu’il a reçu de sa trahison à la cause, devient pour l’Organisation qu’il a désertée l’ennemi public numéro un.
Le Mouchard (dont John Ford fera un film en 1935), est un roman désenchanté sur une « Irlande où il pleut tous les jours, […] ravagée par l’alcoolisme, par la politique » (préface de Stève Passeur). L’auteur réussit un équilibre précaire en instillant ce qu’il faut de tension, en évitant les stéréotypes, et sans nous présenter un seul personnage, finalement, qui soit aimable. Mention spéciale au personnage de Dan Gallagher, chef de l’Organisation (ancêtre de l’IRA), symbole de cette sorte de folie consciente et éclairée souvent associée avec les révolutionnaires les plus intransigeants. Un portrait crédible et même saisissant de la duplicité humaine.
Merci aux éditions Belfond de remettre à l’honneur ce beau roman dans leur très attachante collection « Vintage ».
agathe de lastyns
Liam O’Flaherty, Le Mouchard, traduit de l’anglais (Irlande) par Louis Postif, Belfond, coll. « Vintage », mai 2019, 288 p. – 18,00 €.