Pour raconter les cicatrices de la Commune
Prenant comme axe central la Commune de Paris, sa répression et les cicatrices qu’elle a laissées, François Bourgeon fait revivre le Montmartre des années 1885 avec les séquelles laissées par la Semaine sanglante.
Deux héroïnes animent son intrigue : l’arrière-petite-fille d’Isa et une jeune bretonne. La première a maintenant la quarantaine, réside à Montmartre, se fait appeler Clara. La seconde est orpheline, âgée de quinze ans quand elle débarque de sa province natale chassée par la misère. Elle a dû lutter pour survivre et elle veut le faire maintenant dans d’autres conditions. Intriguée par cette femme qu’elle côtoie, elle extirpera, peu à peu, les difficiles confidences de Clara, les événements tragiques qu’elle a traversés, les moments terribles qu’elle a vécus depuis son arrivée à Paris à l’âge de vingt ans.
Le récit débute le 16 février 1885 quand tout ce que la région parisienne compte de révolutionnaires et d’anarchistes enterre Jules Vallès. Ce même jour, Klervi Stefan arrive de sa Bretagne natale pour travailler dans une famille bourgeoise. Désorientée, elle se retrouve près du cortège. Elle est prise à partie par deux hommes qui lui reprochent son origine, des natifs de sa région ayant laissé un mauvais souvenir quinze ans plus tôt. Elle est défendue par Clara et son ami le Dr Lukaz-Anton Maze. Mais elle se fait voler ses maigres possessions. Clara l’habille chez un fripier de sa connaissance et l’accompagne jusqu’à la maison de ses employeurs.
Quelques mois plus tard, en rentrant chez elle, Clara est attaquée par un voyou qui lui vole son violon. Après avoir retrouvé ses esprits, elle suit les traces dans la neige laissées par le voleur. Celles-ci l’amènent dans un cimetière où le détrousseur et une jeune femme se disputent. Elle refuse le violon et ne veut pas reprendre la prostitution. Clara, armée, récupère son bien et… la jeune Klervi. Elle n’a pas fait l’affaire chez ses patrons et depuis… Clara finit par accepter de l’héberger. Commence alors une cohabitation riche en rebondissements…
Dans cet album, François Bourgeon fait revivre la Commune de Paris, l’espoir que ce mouvement avait suscité et la répression qui fit des milliers de morts. Officiellement, c’est le chiffre de vingt mille qui est avancé alors que celui de cent mille semble plus près de la vérité. Il raconte également la vie à Montmartre à l’époque, les cabarets, les chansons, les compositeurs et les interprètes, les artistes et leurs modèles…
Sur le pas de Clara et de Klervi, il fait découvrir un quartier de ce village, la construction du Sacré-Cœur, cette basilique voulue par Mac-Mahon et sa clique de royalistes : “…voulue par des assassins, en expiation des crimes commis… par leurs victimes.“
L’auteur intègre nombre d’intrigues secondaires telles que la recherche par Klervi de son père engagé dans la Légion et dont elle est sans nouvelles depuis des années au point d’être considérée comme orpheline. Sa lutte pour échapper à son proxénète… Il offre l’occasion de croiser pléthore de figures historiques qui ont fait la révolution, qui vivaient à Montmartre. Il donne moult précisions sur les acteurs de cette époque, sur les personnages historiques qui ont traversé cette période, du pape Pie IX à l’auteur de L’Internationale, de Steinlen le peintre à Élisée Reclus le géographe…
Les chansons occupent une place de choix dans l’histoire. Le titre du présent album est, d’ailleurs, un jeu de mots avec le titre de l’une d’elle devenue fort célèbre. S’il émaille son récit de dialogues en breton, il en donne la signification en fin d’album avec des notes explicatives. Il utilise aussi l’argot parisien, celui de Bruant, celui utilisé par le peuple à la fin du XIXe siècle, argot qui a perduré une bonne partie de XXe siècle.
Le travail minutieux de François Bourgeon, le soin apporté à chaque détail magnifient chaque vignette, chaque planche. Il a passé deux mois à construire une maquette du quartier de Montmartre où évoluent les deux héroïnes pour en étudier et en restituer au mieux les éclairages selon l’heure, selon les périodes nocturnes ou diurne.
Cette première partie du troisième et dernier cycle des Passagers du vent se déroule vingt ans après le moment où Zabo en termine, en Louisiane, avec la guerre de Sécession. L’auteur propose ce saut d’une vingtaine d’années parce qu’il voulait raconter la Commune. Et il y réussit à merveille avec cet album absolument splendide.
serge perraud
François Bourgeon (scénario, dessin et couleur), Les Passagers du vent – t.08 : Le sang des cerises, Delcourt, coll. Hors collection, 88 p. – 17, 95 €.