Le lauréat du Man Booker Prize 2017
Le Lincoln du titre, c’est bien LE Lincoln, Abraham, seizième président des États-Unis. L’histoire se déroule d’ailleurs pendant sa présidence, plus précisément alors que la Guerre de sécession fait rage, en février 1862. Mais c’est un événement plus personnel, intime même, qui est au chœur du roman : la mort du jeune fils d’Abraham et Mary Lincoln, William, de la fièvre typhoïde à l’âge de onze ans. C’est donc dans la crypte du cimetière d’Oak Hill, près de Georgetown dans l’État de Washington, que le président vient lui rendre visite, ouvre son caveau pour enlacer encore une fois le corps de son enfant bienaimé.
Mais sa visite ne passe pas inaperçue, puisque le cimetière est peuplé des âmes de ceux qui ont trépassé et attendent, chacun pour ses raisons propres, de pouvoir rejoindre le monde de l’au-delà. C’est ainsi que s’explique le terme de « Bardo », terme de la tradition bouddhiste, qui définit ces sortes de limbes, proches du purgatoire chrétien, où les morts stagnent en attendant de régler leurs ultimes comptes avec leur vie d’avant. Touchés par la peine du père qui va retenir son fils dans ces limbes – il ne peut trouver la paix tant que son père n’aura pas fait son deuil – les zombies du cimetière, trois notamment, décident de prendre l’affaire en mains.
Alternant histoires fantasmagoriques, discussions cocasso-burlesques, voire coquines, entre les habitants haut en couleur des lieux, citations réelles, extraits de lettres, de journaux et mémoires dont on ne sait s’ils sont authentiques ou inventés, le lauréat du Man Booker Prize de 2017 pourrait passer pour un roman cacophonique.
Je le décrirais plutôt comme un patchwork assez réussi, souvent émouvant (les passages où apparaît Lincoln auprès de son fils mort, ses remords, ses interrogations quant à la guerre et les morts qu’elle engendre), parfois drolatique (suffit de dire que des trois narrateurs principaux, l’un est piégé là car il ne digère pas sa mort, assommé par une poutre alors qu’il s’apprêtait à consommer son mariage avec sa très belle épouse, l’autre est un homosexuel suicidaire repenti, enfin pas assez vite puisqu’il est tout de même mort) et toujours passionnant.
Pour le lecteur dérouté par la forme et/ou le fond, je ne saurais que l’encourager à persister pour apprécier à sa juste valeur cet ouvrage hors norme. Si l’on excepte quelques maladresses ou longueurs, tout de même, il reste une écriture novatrice d’une extraordinaire énergie verbale, où l’on ne risque pas de s’ennuyer tant il y a de foisonnement et de changements de voix.
Chacun peut y trouver son plaisir : les dialogues à bâton rompu, l’aspect roman tantôt fantastique tantôt historique.
Bref, George Saunders a bien fait de passer de ses histoires courtes à la forme du roman… long !
agathe de lastyns
George Saunders, Lincoln au Bardo, Fayard, janvier 2019, 393 p. – 24,00 €