Pablo de Santis, La fille du cryptographe

Quelle belle et sub­tile intrigue !

Miguel Dorey souffre d’une défi­cience audi­tive congé­ni­tale. Pen­dant son enfance, il est très concen­tré pour recom­po­ser ce qu’il n’entend pas, pour cher­cher ce qui lui est caché. Opéré, il découvre que la cryp­to­gra­phie est faite pour lui quand il trouve un livre de Colina Ross qui traite du thème. Celui-ci enseigne cette matière dans le tré­fonds de l’université de Bue­nos Aires et Miguel s’inscrit à son cours, un cours sans cesse per­turbé par des inter­ven­tions d’étudiants appe­lant à aller mani­fes­ter. Il y ren­contre un autre pas­sionné de cette science. Il est séduit par ce pro­fes­seur, qui a tra­vaillé dans sa jeu­nesse avec Alexan­der Mal­dany pour le déchif­fre­ment de la langue minoenne – la langue de Dédale.
Sur le cam­pus, il remarque une jeune étu­diante qu’il retrouve alors qu’une mani­fes­ta­tion de sou­tien à des ouvriers est char­gée par la police. Eleo­nora et lui se plaisent. Miguel, pour fon­der le club de cryp­to­graphes de Bue­nos Aires, veut le sou­tien de Ross. En arri­vant à son bureau, il voit Eleo­nora en sor­tir furieuse. Colina lui révèle qu’elle ne veut pas qu’on sache qui est son père. Les jours passent, ils vivent une belle his­toire d’amour. Le cercle attire de nou­veaux venus qui n’ont pas les mêmes objec­tifs que les fon­da­teurs. Et il se dis­loque peu de temps avant le coup d’Etat mili­taire. Pour­tant nombre des membres vont être empri­son­nés pour déchif­frer des mes­sages. Un jour où Miguel va tra­duire l’un d’entre eux, éma­nant d’un ancien membre du cercle, qui l’implique directement…

Si la cryp­to­gra­phie occupe une part essen­tielle de l’intrigue, Pablo de San­tis l’intègre dans l’histoire récente de l’Argentine dans la période qui pré­cède le coup d’Etat mili­taire du 24 mars 1976, puis pen­dant la dic­ta­ture. Il tisse et entre­croise de nom­breuses sous-intrigues entre poli­tique, situa­tion uni­ver­si­taire, cryp­to­gra­phie, espion­nage, his­toire récente, drames et secrets fami­liaux. Les secrets sont un des fils conduc­teurs du récit avec la patiente avan­cée pour les per­ce­voir, les com­prendre.
Le roman­cier uti­lise ceux-ci sur trois axes. Celui de la cryp­to­gra­phie qui, par sa nature même, en est la source, ceux du couple et de la vie fami­liale et celui, ou ceux, que cha­cun porte en soi sans en avoir plei­ne­ment conscience, sans même en sai­sir le sens. À plu­sieurs reprises, le roman­cier fait dire à Colina Ross : “Nous sommes capables de trou­ver la signi­fi­ca­tion de n’importe quel mes­sage codé, à l’exception de celui qui nous est destiné.”

La fille du cryp­to­graphe per­met à l’auteur de pour­suivre ses romans à énigmes et de retrou­ver un thème abordé dans Le Cercle des Douze (Métai­lié – 2009), celui d’un club confronté à un secret et qui se retrouve dans l’obligation de le résoudre. S’il évoque la dic­ta­ture, il le fait de manière détour­née puis que le nar­ra­teur est enfermé pen­dant les années ter­ribles et n’en connaît la réa­lité qu’à par­tir de lec­tures, de témoi­gnages.
Un roman éru­dit sur le lan­gage, sur l’écriture, sur les hié­ro­glyphes, sur les secrets, citant nombre de maîtres en la matière depuis Gior­dano Bruno, Xul Solar, Vige­nère et son carré, moult façons de cryp­ter… L’auteur intro­duit nombre de remarques humo­ris­tiques et fait déchif­frer la langue oubliée des Minoens de Crète par un per­son­nage de fic­tion. Or celui-ci est très déçu de ce qu’il trouve.

De San­tis sème dans son récit de réflexions per­ti­nentes, d’images amu­santes ou grin­çantes, de rap­pro­che­ments inat­ten­dus mais plai­sants tels que : “…le manque d’argent est la dixième muse. Les neufs autres sont des usur­pa­trices.” “…les plaques com­mé­mo­ra­tives et les minutes – les vingt secondes – de silence.” “…je dis­po­sais même de cette mémoire réser­vée aux femmes, qui per­met de se sou­ve­nir des anni­ver­saires, des dates impor­tantes, du nombre d’enfants qu’ont les gens, des âges et des pré­noms de ces enfants.”

La fille du cryp­to­graphe est un superbe roman pour l’intensité de son intrigue, sa gale­rie de per­son­nages et pour les infor­ma­tions de toutes nature que l’auteur ne manque pas de donner.

serge per­raud

Pablo de San­tis, La fille du cryp­to­graphe (La hija del critó­grafo), tra­duit de l’espagnol (Argen­tine) par Fran­çois Gau­dry, Édi­tions Métai­lié, coll. “Biblio­thèque Hispano-américaine”, sep­tembre 2018, 384 p. – 22,00 €.

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Filed under Pôle noir / Thriller, Romans

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