Quand la BD se fait témoin et dénonce
Avant d’attaquer un village un gradé donne des ordres à une troupe composite : “Les femmes et les gamines, violées et mutilées devant leur famille. Les hommes à partir de 12 ans fait prisonniers. Les mains coupées pour ceux qui résistent. Les bébés et les vieillards, brûlés dans leur cahute, morts ou vifs.” Jérémie et Violette bien que pêchant hors du village sont rattrapés par des assaillants. Alors que le chef va la violer, son frère le tue avec une baïonnette qui était abandonnée.
Parce qu’il s’ennuie dans son poste, au département marketing de la Metalurco, François Daans, un jeune ingénieur, est chargé d’une mission sur le terrain. Il part au Kivu pour trouver un remplaçant au directeur de production, le colonel Ernest Malumba, décédé il y a deux jours dans l’exercice de ses fonctions. À Bakavu, la capitale, François est accueilli par Peter de Bruyne, un ancien mercenaire qui travaille pour la Metalurco. Celui-ci lui décrit la situation locale et répond à l’interrogation de François quant au sort du précédent directeur : “Sodomisé par une baïonnette rouillée ressortie par le nombril. Le genre de mort qu’il réservait d’habitude à ses victimes.” En se rendant à l’hôtel, ils renversent une gamine. François veut faire soigner sa blessure à la cuisse et l’emmène dans un lieu de soins. Il est très surpris, quelques heures plus tard, quand on lui annonce que la gamine qu’il a fait soigner est, installée par l’infirmier du dispensaire, dans le petit salon de sa suite. Celui-ci explique que c’est le seul endroit où elle sera en sécurité. Violette, mise en confiance, raconte ce qu’elle a vécu. Le jeune ingénieur est alors pris dans un tourbillon de violences et doit batailler dur pour tenter de sauver les deux enfants…
Jean Van Hamme signe, avec ce scénario, un récit dantesque, d’autant plus effrayant, qu’il s’appuie sur une ignoble réalité. Avec Kivu, il raconte l’enfer, les exactions subies par les habitants de ce haut plateau, une région agricole de la République démocratique du Congo, limitrophe du Rwanda. Ce territoire est riche en minerais précieux qui permettent de réaliser le Coltran, un alliage qui s’utilise dans de nombreux domaines aujourd’hui “essentiels” tels que les réacteurs d’avion, les implants dentaires, les téléphones portables, smartphones.… Cette richesse est convoitée par le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda qui soutiennent rébellion et milices depuis plus de vingt ans.
Le scénariste a eu connaissance par hasard de cet alliage. Il a fouillé pour connaître la façon dont sont extraits les composants, les réseaux commerciaux, et il estime qu’il raconte la vérité d’une manière relativement douce. Il met en scène tous les intervenants des filières depuis les habitants terrorisés, mutilés, les membres de l’armée et du gouvernement corrompus et la manière dont sont structurés les chemins empruntés par les minerais pour aboutir sur nos appareils de communication ou dans les bouches occidentales.
Van Hamme intègre des personnages authentiques tels Guy-Bernard Cadière et surtout le Dr Mukwege de l’hôpital de Panzi, cet homme qui répare les femmes mutilées par les viols et les tortures. Celui-ci estime que cette bande dessinée aura un impact important dans la mesure où elle informe, où elle dénonce une situation trop dissimulée. Il pense qu’il faut libérer la parole, que les femmes, par leur silence, protègent leurs bourreaux. Coïncidence ? Déjà honoré par de nombreux prix et récompenses, n’est-il pas le Congolais le plus récompensé : il vient de recevoir le Prix Nobel de la Paix 2018.
Christophe Simon, qui s’est rendu sur les lieux, offre un dessin réaliste, d’une grande précision, avec une mise en page dynamique et des expressions d’une grande véracité. Il signe un remarquable travail graphique qui rehausse, hélas !, ces horreurs mais qui exalte également de beaux moments. Le récit est complété par une préface de Colette Braeckman, journaliste au Soir et par une page de photos prises par Christophe Simon.
Kivu est un album coup de poing, une histoire où se côtoient l’horreur la plus sombre et l’émergence de situations sentimentales et humanistes. Un grand bravo aux auteurs et à l’éditeur pour avoir fait et publié ce témoignage.
serge perraud
Jean Van Hamme (scénario) & Christophe Simon (dessin et couleurs), Kivu, Éditions Le Lombard, coll. “Signé”, septembre 2018, 72 p. – 14,99 €.