Violences, brutalités et autres barbaries…
Le Rat est âgé de cinquante-cinq ans. Son épouse l’a quitté il y a deux ans. Il travaille depuis vingt-sept ans pour l’Agence dont vingt-deux à New York, dix à la tête de la section qui s’occupe des conflits interethnique et religieux. C’est un professionnel confirmé avec une réelle expérience de la guerre. Il a écrit une thèse de doctorat qui fait référence. Elle lui a permis une ascension fulgurante au sein de l’Agence, changeant le mode d’intervention. Mais cette réputation a été ruinée en quelques heures, les conséquences d’un mauvais pas il y a une semaine.
Son directeur l’a convoqué pour une mission. Il doit faire en sorte qu’une rançon arrive dans les mains des ravisseurs sans impliquer l’Agence, ni les États qui financent celle-ci et qui ont institué une politique de non-négociation des otages, mais dont les intérêts sont en jeu dans celle-ci. Pour agraver le cas, ces djihadistes font partie d’un groupe inconnu avec qui l’Agence n’a aucun moyen de communication. Pour couper tous liens, le Rat est licencié. C’est donc seul qu’il doit opérer. De plus, il ne devra pas avoir de contact avec l’otage pour ne pas connaître son identité.
Peu à peu, le Rat prend conscience du piège où il est tombé.
C’est après un attentat à la bombe qui le confine dans sa chambre d’hôtel dans une ville du Moyen-Orient, qu’il raconte sa vie, ses amours, dans sa langue natale, le portugais. Il s’adresse à un homme qui s’est introduit dans la pièce. Celui-ci a le torse couvert d’explosifs et une jambe ensanglantée. Et le Rat lui détaille comment il a rencontré, à Berlin, un homme avec qui il a vécu une histoire d’amour sulfureuse, un homme jeune originaire du nord du Mexique, de la région de Chihuahua, une histoire qui l’a détruit.
Dans ce roman l’auteur explore nombre de formes de violence. Au début, avec son licenciement conséquence de son mauvais pas, avec la mission étrange et incertaine qui lui est confiée, il évoque les violences de situations personnelles. L’arrivée sur le terrain le confronte avec le règne de la violence physique dans les diverses rencontres d’entremetteurs, de passeurs, de djihadistes, de terroristes de tous poils. C’est celle des combats, des meurtres, des suicides acceptés ou imposés.
Puis la rencontre avec le Chihuahua va lui faire vivre une relation amoureuse dévastatrice. C’est la description de toutes les violences de sentiments, de ces violences nées de l’amour, initiées par une émotion qui, paradoxalement, ne devrait inspirer que douceur, paix, sérénité et félicité. Déjà, avec celle qui allait devenir son épouse, il associe l’amour à la violence — pour lui, l’amour se confond avec la violence.
Le romancier enrichit son intrigue et sa réflexion avec nombre de références littéraires, sociétales, allant puiser d’autres exemples de brutalités, de barbaries tant chez Tchékhov que chez Georges Bataille, intégrant des œuvres picturales dont le thème correspond à l’esprit du livre, des pensées d’anthropologues tels que René Girard…. Il assène également quelques vérités bien senties telles que “Je suis coupable, une phrase parfaite, automatique et vide de l’irresponsable.“
Bernardo Carvalho, dans ce roman, analyse de façon impressionnante toutes les facettes actuelles du mal, qu’elles soient générées par la conquête du pouvoir, le pouvoir sur un être ou sur une collectivité, tout en mettant en scène les mécanismes du désir. Une remarquable fiction à lire et à relire tant son propos est dense.
serge perraud
Bernardo Carvalho, Sympathie pour le démon ( Simpatia pelo demônio), traduit du brésilien par Danielle Schramm, Métailié, “Bibliothèque brésilienne”, 2018, 240 p. – 19,00 €.