Rosa Montero fait partie de ces romancières qui abordent des sujets sérieux, délicats comme la vieillesse qui s’avance, l’amour qui risque de s’éloigner, la mort, le deuil, de façon facétieuse. Elle les traite d’une telle manière que ceux-ci, sans perdre de leur gravité, prennent presque un ton léger sous sa plume.
Journaliste à El País, elle évoque depuis presque quarante ans ces thèmes éternels qui composent la vie humaine et sait prendre de la hauteur de vue par rapport à eux. Elle possède ce don du récit qui donne une réalité à ses intrigues, de la chair et du sang à ses personnages. Elle signe, au fil des années une œuvre passionnante qui mérite une large place au firmament de la littérature par son approche toute particulière.
Elle possède une culture encyclopédique sur les auteurs et romanciers et ne manque pas d’en faire profiter ses lecteurs dans tous ses livres. La parution de La chair, son nouveau roman (Métailié – 2017), est l’occasion d’une rencontre avec une auteure remarquable qui donne des lettres de noblesse à la littérature espagnole, une littérature qui reste encore trop confidentielle face au « déferlement tsunamique » de la prose anglo-saxonne.
Votre nouveau livre publié en France porte pour titre La chair. Vous y racontez les péripéties et les désirs de Soledad, une femme célibataire qui atteint la soixantaine. La sexualité d’une telle héroïne n’est-elle pas un sujet considéré comme tabou ? Pourquoi ce choix d’aborder un tel sujet ?
Rosa Montero : (Rires). Cela ne me semble pas du tout tabou ! Mon intention est plus de parler simplement du sexe que des relations sexuelles d’une femme de soixante ans. Qu’elle ait 60 ans est accessoire et qu’on considère cela comme tabou est le fruit du sexisme. Je pense qu’il est on ne peut plus normal qu’une femme de 60 ans ait des relations sexuelles. Ou bien est-ce que nous les femmes nous déconnectons-nous à un certain âge ? Personne ne dit : voyons comment Richard Gere rompt le tabou du sexe pour les hommes de 67 ans quand il sort avec une fille de 34 ans de moins que lui… Je dis que pour moi c’est “normalissime” !
Je n’ai pas choisi ce sujet car pour moi c’est accessoire. Mon roman parle de la mort, du temps qui passe, de ce que le temps nous fait ou nous défait, parce que vivre c’est aller en se défaisant dans le temps ; de la nécessité de se sentir aimé, du désir sexuel… chez les hommes et les femmes et à tous les âges.
Avec Soledad, ne décrivez-vous pas le besoin d’amour physique, de contacts, de touchers de peau, des besoins qui ne s’éteignent que difficilement ?
Rosa Montero : Je crois que Soledad cherche l’amour sous toutes ses facettes, comme elle se le dit dans le parc du Retiro quand elle le rappelle. plus qu’un amant elle recherche un être à aimer. C’est que l’amour est aussi un amour passionnel, charnel et physique. Et le besoin d’amour, je crois, ne s’éteint jamais.
Vous y évoquez l’évolution du corps humain, de la vieillesse qui le détériore. Vous constatez que : “La chair tyrannique les asservissait tous.” Dans quels sens l’entendez-vous ?
Rosa Montero : En premier lieu, la chair nous emprisonne, car nous n’avons pas choisi le corps dans lequel nous vivons. Et la chair nous enferme aussi, nous vieillit et finit par nous tuer. C’est cela la chair tyrannique. Mais d’autre part, la chair nous élève à l’extase et à frôler l’éternité, à travers le sexe et la passion. Et ensuite c’est la chair animale qui nous sauve d’être seulement humains, et qui fait que, quand le soleil sort après une journée de pluie, toutes les cellules de notre corps se mettent à danser de joie d’être vivantes.
Votre livre évoque le vieillissement, et ses conséquences, mais surtout le besoin dévorant d’amour. Pourtant vous écrivez : “L’amour vous transformait en un être pitoyable.” Pourquoi cette constatation ? L’amour rend-il idiot ?
Rosa Montero : Mon livre ne parle pas de la vieillesse. (Rires). En Espagne ce serait plutôt après 80 ans ; et de plus, il ne parle pas seulement des 60 ans de Soledad. Nous, les écrivains, écrivons toujours sur les mêmes sujets et j’ai écrit sur la mort et le temps qui passe dès mon premier roman que j’ai publié quand j’avais 28 ans. Il a vieilli depuis. Ceci dit, ce sont des pensées de Soledad. Cela n’arrive pas toujours ainsi, bien au contraire, mais par la vie qu’a eue Soledad, et que nous ne devons pas dévoiler, elle a peur d’être comme cela.
Vous mettez en scène Adam (On peut imaginer que le choix de ce prénom n’est pas innocent), un jeune escort-boy. Vous décrivez subtilement la façon dont il aborde sa fonction. Comment vous êtes-vous documentée ?
Rosa Montero : En effet, ce prénom n’est pas commun. C’est Adam l’Homme. Et bien sûr, comme vous pouvez le deviner, j’ai parlé avec un gigolo, j’ai pris rendez-vous avec lui grâce à un site internet (le tarif le moins cher), nous sommes restés dans un café, je lui ai dit que j’étais en train d’écrire un roman et il m’a beaucoup aidée.
Pourquoi avez-vous créé une jumelle à Soledad, une jumelle qui, à l’adolescence, sombre dans la folie à cause d’un amour idéalisé ?
Rosa Montero : Tu ne choisis pas les histoires que tu racontes mais ce sont les histoires qui te choisissent, toi. De la même manière, tu ne sais pas toujours pourquoi tu écris ce que tu écris. Bien sûr, le fait d’avoir une sœur jumelle schizophrène est essentiel dans l’histoire pour expliquer la peur de Soledad. Mais je me suis rendu compte que mes livres sont pleins de jumeaux, je ne sais pas expliquer pourquoi.
Les jumelles sont baptisées Soledad et Dolorès, prénoms qui peuvent se traduire en français par Solitude et Douleur. Ces deux émotions accompagnent-elles le manque d’amour ?
Rosa Montero : C’est possible, surtout la solitude. Ils sont reliés au poids de la vie. À la part de souffrance que la vie a inévitablement.
Vous écrivez : “Les livres naissent d’un germe infime, un œuf minuscule, une phrase, une image, une intuition…” Pour L’idée ridicule de ne jamais te revoir, c’est une demande de préface. Quel a été le germe pour La Chair ?
Rosa Montero : Le désir d’investiguer la plaie d’une personne, homme ou femme, qui arrive à 60 ans en pensant qu’il/elle n’a jamais connu l’amour.
Vous formulez assez souvent, dans votre œuvre, cette remarque : “L’enfant est le père de l’homme”, ce qui semble très contradictoire. Qu’est-ce que cela implique pour vous ? Appliquez-vous ce concept aux seuls éléments masculins ou les femmes sont-elles aussi concernées ?
Rosa Montero : Il s’agit d’un vers de Wordsworth et il s’applique naturellement aux hommes comme aux femmes. Ce que je veux dire est que ce qui nous arrive pendant notre enfance, les événements, les sentiments, les émotions conditionnent l’adulte que nous sommes plus tard. Et sans doute, notre enfance a une influence énorme sur ce que sera notre vie plus tard. Cependant, je suis très volontaire et je crois que nous pouvons échapper à ce qui a marqué notre enfance et créer notre propre chemin.
Vous dressez de vous-même, avec beaucoup d’humour, un portrait sans concessions. Mais, êtes-vous telle que vous vous faites décrire par Soledad ?
Rosa Montero : Rires. Oui je suis comme cela, c’est-à-dire : je suis assez chaotique, désordonnée, look jeune avec des boots Dr Martens et j’ai des tatouages. Je suis assez comme Peter Pan et son syndrome, mais cela me semble parfait d’être ainsi. J’aime être Peter Pan et j’aime les bottes Dr Martens et les tatouages. C’est pour cela que je continue comme ça, car, de plus, je pense que l’enfant à l’intérieur est celui qui crée et qui fait que je suis heureuse de garder mon âme d’enfant vivante. Mais c’est sûr que je parais détestable à Soledad, elle qui est si ordonnée, si terrifiée par la perte de contrôle, si misogyne. Cela m’a beaucoup amusée de faire cette scène, de plus elle est structurellement importante car dans cette rencontre je dis à Soledad que la vie imaginaire est aussi la vie et je crois que cela l’aide à terminer le roman mieux qu’elle ne l’avait commencé.
On a l’impression que Soledad est une personne fragile, soumise à ses pulsions. Pourtant vous écrivez par ailleurs que : “Je veux dire que le véritable sexe faible, c’est le masculin.” et vous vous lancez dans une brillante démonstration de votre affirmation. Où se situe Soledad ?
Rosa Montero : Soledad est une femme terriblement torturée à cause d’une vie très difficile, mais c’est une guerrière émouvante. Bien que blessée et tout, elle continue à lutter.
Soledad prépare, en tant que commissaire, une exposition consacrée aux écrivains maudits ou considérés comme tels. Mais, ne montrez-vous pas que ce sont essentiellement des amoureux trahis ou insatisfaits ?
Rosa Montero : Elle-même est surprise de voir combien ces histoires ont à voir avec l’amour ou le désamour. Mais tous les maudits ne le sont pas à cause de cela et évidemment PAS SEULEMENT à cause de cela. Les maudits le sont pour les raisons qu’explique Soledad à la fin du 2ème chapitre lorsqu’elle définit ce qu’est un être maudit lors de la réunion à la Bibliothèque nationale. Et bien sûr, cette définition de ses maudits est aussi la définition d’elle-même.
En 2016 paraît en France Le Poids du cœur, un roman de “Science-Fiction” où l’on retrouve Bruna Husky, votre héroïne de Larmes sous la pluie, une réplicante. Pourquoi vous diriger vers l’anticipation ? Qu’est-ce qui vous attire dans ce genre littéraire ? Est-ce la possibilité de déporter dans un futur, dans des mondes éloignés, les problèmes terrestres actuels avec plus de liberté pour les exposer ?
Rosa Montero : Mes livres de science-fiction sont exactement équivalents à tous mes autres livres, ils parlent des mêmes sujets, des mêmes obsessions, et je les écris avec la même ambition narrative, expressive, émotive et littéraire. La science-fiction me plaît beaucoup car elle dote d’un puissant outil métaphorique pour parler de la condition humaine. J’ai seulement essayé de trouver de nouvelles formes pour me raconter une fois de plus mes propres obsessions.
Ne pourrait-on pas plutôt penser, pour Le Poids du cœur, à un thriller, à un roman d’aventures politique et écologique ?
Rosa Montero : Bien sûr ! Il s’agit d’un roman de science-fiction et, aussi, d’un roman d’amour, d’un roman politique, d’un roman psychologique, d’un roman à but littéraire…Par chance au XXIème siècle nous pouvons écrire en mêlant tous les genres.
Vous faites de Bruna Husky une réplicante, une appellation utilisée par Philip K. Dick dans sa nouvelle Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? qui au cinéma prend le titre de Blade Runner. Est-ce en hommage à cet auteur de science-fiction ? Vous semblez l’apprécier particulièrement. En quoi son œuvre est-elle attirante ?
Rosa Montero : Il me plaît beaucoup, bien que je ne sois pas une fan inconditionnelle. Ce qui me plaît particulièrement dans ce petit livre est l’idée de la courte vie de la répliquante, du fait qu’elle ne peut pas oublier la mort, comme ont coutume de le faire les humains, et de ses souvenirs artificiels. Parce que la mort et le côté artificiel de notre mémoire humaine (nos souvenirs sont des histoires que nous nous racontons à nous-mêmes) ont toujours été des sujets essentiels dans tous mes romans.
Dans L’idée ridicule de ne jamais te revoir, vous brossez, entre autres, une biographie de Marie Curie. Mais, sans occulter son parcours scientifique, ne vous attachez-vous pas à mettre en lumière ses sentiments de femme, sa vie sentimentale, ses émotions amoureuses ?
Rosa Montero : Mais bien sûr, j’ai essayé de comprendre comment elle était dans sa totalité.
Dans ce même livre, n’entremêlez-vous pas deux deuils, le sien après la mort accidentelle de Pierre, et le vôtre après la disparition de Pablo votre compagnon et mari pendant plus de deux décennies ? L’acte d’écrire attenue-t-il la douleur ?
Rosa Montero : Nooonnn…ce n’est pas un livre sur mon deuil. J’ai commencé à l’écrire deux ans après la mort de mon mari, c’est-à-dire quand le pire du deuil était déjà passé. De plus, je pense que je suis trop pudique pour parler de choses personnelles dans ce livre. Pour cela, je crois que quand j’aborde le sujet des deuils dans “L’idée ridicule”, je ne parle pas de mon deuil en particulier mais du deuil de tous.
Tous vos livres sont extrêmement documentés, précis, les sujets sont ciselés, fourmillants d’anecdotes de toutes natures. Vous livrez-vous à un impressionnant travail de recherche ou savez-vous capter ce qui passe à votre portée : conversations, lectures, échanges informatiques… ? Ou utilisez-vous les deux ?
Rosa Montero : Rien de tout cela. Il faut faire très attention avec la documentation lorsqu’on écrit un roman car cela peut noyer la force créative. Ce qu’il faut utiliser est ce que j’appelle “la documentation vivante”, qui se situe qui se constitue en avant. Par exemple, j’adore la science ; je lis beaucoup d’articles scientifiques, de résumés de nouveautés scientifiques. Quand j’écris mes notes, je les écris en connaissant préalablement les données scientifiques, je ne les cherche pas. Dans La chair, les biographies m’enchantent tant comme lectrice que comme écrivain, et de fait j’ai quelques livres d’essais biographiques. Je veux te dire que je connaissais tous les personnages maudits avant de commencer à écrire. C’était un thème qui simplement m’intéressait. Après il faut relire la documentation pour vérifier les détails bien sûr, mais tu sais déjà avant ce que tu veux utiliser. Cela s’est passé ainsi pour tous mes livres.
Dans votre œuvre vous multipliez les références littéraires, courtes biographies d’auteurs, analyses de citations, d’extraits, explicitations de situations, d’écrits, de contextes. Êtes-vous une grande lectrice, voire une lectrice boulimique ?
Rosa Montero : (Rires). J’aime beaucoup lire mais je t’assure que je lis beaucoup moins que ce que je voudrais.
Faites-vous de l’autodérision lorsque vous faites penser par Soledad : “Un roman ! Même le dernier des imbéciles écrivait.”?
Rosa Montero : Nooonnn ! Je ne me considère pas du tout comme la dernière des idiotes et, de plus, je suis raisonnablement satisfaite et fière de la manière dont je me suis améliorée depuis que j’ai commencé à écrire jusqu’à maintenant. C’est Soledad qui dit qu’elle déteste tous les romanciers car cela lui aurait plu d’écrire un roman mais elle n’a pas osé. Pure conception du personnage.
Cependant n’écrivez-vous pas qu’à l’origine de la créativité se trouve la souffrance, la sienne et celle des autres ?
Rosa Montero : La créativité naît effectivement de sa propre souffrance et de la souffrance de tous, et cela et la seule et simple vérité. “L’art est une blessure qui devient lumière” disait Georges Braque.
Mais, vous prenez du recul, assortissez vos écrits de beaucoup d’humour, un humour léger, subtil. Par ailleurs, on dit qu’une journée où l’on n’a pas ri est une journée perdue. Adhérez-vous à cet adage malgré les souffrances ?
Rosa Montero : Totalement ! Le sens de l’humour est essentiel dans la vie et dans la littérature
Sur quel livre “souffrez-vous” actuellement ? Quand pourra-t-on le découvrir ?
Rosa Montero : Récemment, je souffre peu en écrivant, en réalité je me sens en plénitude ? Je suis en train de préparer le troisième roman de Bruna Husky et je suis enthousiasmée.
Propos recueillis par serge perraud et séverine meunier– faleh pour lelitteraire.com, le 29 mai 2017.