Sylvain Piron, Dialectique du monstre. Enquête sur Opicino de Canistris

Ecrire le monde par des traits et des figures – ce qui n’est rien d’autre que réa­li­ser une carte –, c’est se livrer, pieds et poings liés, au temps qui nous déter­mine. Sou­vent, c’est d’un banal… mais ça peut être explo­sif, aussi jouis­sif qu’une éja­cu­la­tion le long de la côte ibé­rique. Cette force de la figure, de la forme est celle d’Opicino de Canis­tris, dont l’oeuvre étrange, unique, entre en réso­nance avec nos démons d’aujourd’hui.
Mais gare à l’appropriation sans ver­gogne et sans tact de l’oeuvre d’un clerc du XIVeme siècle. Il nous faut des gants, de la patience, de la modes­tie… Devant cet étrange fes­ti­val de figures géo­mé­triques enche­vê­trées, de dia­grammes cir­cu­laires et de lignes entre­croi­sées, le tout com­menté par des for­mules bibliques et des méta­phores incon­trô­lées, on peut se perdre. Devant ces figures de monstres et de visages doux, on peut se conten­ter d’admirer la finesse des traits et la jus­tesse de ces lignes de côtes qui nous per­mettent d’identifier si bien la Cri­mée ou la Calabre, et de voir si dis­tinc­te­ment l’Afrique et l’Europe se dire des choses à l’oreille. Devant ce satyre médi­ter­ra­néen dont la main plonge sans rete­nue dans la lagune vagi­nale de Venise, on peut être tenté par l’explication défi­ni­tive, l’expéditive. « Cet homme est fou ! », peut-on dire… « Ses cartes sont le pro­duit de ses tour­ments. C’est un artiste! ». La cau­sa­lité trou­vée, l’objet se referme alors et on rem­balle papiers et par­che­mins, satis­faits et cohérents.

On peut aussi se débar­ras­ser, pour un temps, de nos habits, de nos sché­mas et sys­tèmes de pen­sée, pour assu­mer l’exotisme spi­ri­tuel et sym­bo­lique d’une oeuvre aussi unique que repré­sen­ta­tive. Pour cela, on peut suivre les pas, les lignes de Syl­vain Piron, direc­teur d’études à l’EHESS et membre du groupe d’anthropologie sco­las­tique : c’est-à-dire entraîné, armé et équipé pour défri­cher. Allons-y.
Et on découvre, petit à petit, par­che­min après par­che­min, comme autant de couches d’un oignon dont on enlève pro­gres­si­ve­ment la peau, le por­trait tou­chant d’un homme seul. Non pas isolé, le clerc de Pavie a son réseau fami­lial et social, puis­sant : il fait par­tie de la cour nom­breuse qui entoure le pape à Avi­gnon. Mais seul : en 1337, il écrit « Jusqu’à pré­sent, cette oeuvre n’a été révé­lée à per­sonne, si ce n’est à cer­tains qui ne pou­vaient com­prendre, tan­dis que je gar­dais la silence ». Cette oeuvre n’a pas été construite pour faire du bruit, mais faire sys­tème. Ce sont les traces de la recherche d’un ordre dont per­sonne, pas même Opi­cino lui même n’a jamais eu la clef.

Ce livre au papier fin, déli­cat, riche­ment illus­tré est d’abord une invi­ta­tion à lire et voir Opi­cino pour lui-même, à entendre ce qu’il avait à dire, dans sa sin­gu­la­rité. Mais cette sin­gu­la­rité n’est pas fer­mée, elle est celle d’un être qui exer­çait des fonc­tions sociales pré­cises. Il avait sa place. Il était chargé d’âmes et vou­lait être à son tra­vail de la manière la plus juste et cohé­rente pré­cise. Que peuvent valoir ses sacre­ments, si lui même se sent mar­qué, condamné par ses fautes ? L’angoisse du péché est mani­feste, pour lui-même et pour les autres. « A l’écouter se plaindre et s’accuser de tous les crimes, on le sent déchiré par une série de para­doxes et d’antinomies qui sont consti­tu­tives de la reli­gion chré­tienne et de l’Eglise romane» nous dit le cher­cheur.
Opi­cino est un témoin impi­toyable des mes­qui­ne­ries et des ambi­tions per­son­nelles et tri­viales de ceux qui, autour de lui, ont pour mis­sion le salut uni­ver­sel des chré­tiens. Il est un obser­va­teur tout aussi impi­toyable de ses propres bas­sesses. « Il souffre tout sim­ple­ment de la schi­zo­phré­nie de l’Eglise ». Alors, faire corps et carte avec elle peut le sau­ver. Retrou­ver un ordre cos­mique, ter­restre, géo­gra­phique cohé­rent est un acte thé­ra­peu­tique. Son oeuvre est symp­tôme. Il faut ter­ras­ser la bête, cette tarasque de Taras­con prête à dévo­rer le conti­nent, en com­men­çant par la Bre­tagne. Le 1er sep­tembre 1337, Opi­cino écrit : « Lorsque j’aurai guéri, rede­venu maître de mon corps l’Europe, le peuple chré­tien sera révélé comme maître de toute l’Europe. »

Pour le com­prendre, les échos de Lau­tréa­mont et de Kafka servent de lumières. Opi­cino de Canis­tris n’est pas seul. « Les contra­dic­tions entre la vie d’une orga­ni­sa­tion et les valeurs qu’elle pré­tend incar­ner ne concernent pas que la seule Eglise médié­vale » nous dit l’auteur. Peut-être est-ce une des clés de notre proxi­mité avec lui. Loin de le juger, de l’expliquer, on l’emporte avec nous. En s’attaquant de manière aussi sérieuse et atten­tive à une oeuvre aussi dérou­tante, Syl­vain Piron est par­venu à mon­trer la force heu­ris­tique d’une voie médiane qui cesse d’opposer psy­cho­lo­gie et sociologie.

camille arna­nyossy

Syl­vain Piron, Dia­lec­tique du monstre. Enquête sur Opi­cino de Canis­tris, Edi­tions Zones Sen­sibles, Bruxelles, Novembre 2015, 206 p. –26,00 €.

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