Umberto Eco, Numéro Zéro

Le jour­na­lisme vu par un grand témoin de notre temps

Colonna se réveille et l’eau ne coule pas au robi­net. Même la douche, qui fuyait depuis des semaines, ne goutte plus. Il est cer­tain de n’avoir rien fait car il ne sait pas où se trouve le sys­tème d’arrêt. Il pense, alors, qu’on s’est intro­duit chez lui pour l’espionner. Est-ce en lien avec son tra­vail au jour­nal, l’histoire de Brag­ga­do­cio ? Il revient sur son passé, sur les évé­ne­ments des der­niers mois.
Colonna, un per­dant com­pul­sif, est un galé­rien de l’écriture et de l’édition. Tour à tour tra­duc­teur, écri­vaillon, cor­rec­teur d’épreuves…, il vivote, ne construi­sant ni vie fami­liale ni vie pro­fes­sion­nelle. Il a la cin­quan­taine quand on lui pro­pose un contrat miro­bo­lant : rédi­ger, comme nègre car il a un réel talent d’écrivain, les mémoires du rédac­teur en chef d’un quo­ti­dien qui ne sor­tira jamais, en met­tant le rôle de celui-ci en valeur. Il sera gras­se­ment payé. Ils se retrouvent six à tra­vailler à des numé­ros Zéro d’un jour­nal qui s’appellerait Domani, des­tiné à dire toute la vérité sur des scan­dales, des affaires sca­breuses mêlant le monde finan­cier, poli­tique et éco­no­mique. Colonna raconte alors les réunions de rédac­tion où il joue le rôle d’assistant de direc­tion, ses entre­tiens avec Brag­ga­do­cio, qui le guide dans le vieux Milan, et qui lui dévoile peu à peu une éton­nante affaire. Ce der­nier com­pile des élé­ments d’un énorme com­plot qui trouve ses racines dans les der­niers mois de la Seconde Guerre mon­diale, et qui per­dure encore aujourd’hui, influen­çant la vie poli­tique de l’Italie en cette année 1992.

Umberto Eco a tou­jours mon­tré un goût cer­tain pour le com­plot, pour les imbri­ca­tions qu’il sup­pose et qu’il implique. La conju­ra­tion était pré­sente, mais confi­née entre les murs d’un monas­tère, dans Le Nom de la rose. Elle a pris une dimen­sion inter­na­tio­nale dans Le Cime­tière de Prague. Dans le pré­sent roman, le com­plot, appelé aussi calom­nie orches­trée par l’auteur, est débus­qué par un obs­cur jour­na­liste, employé dans un quo­ti­dien qui n’existe pas, qui n’existera sans doute jamais, si le com­man­di­taire obtient ce qu’il veut, à savoir, son entrée et son accep­ta­tion dans des milieux qui lui sont actuel­le­ment fer­més.
Umberto Eco entre­mêle alors la pro­gres­sion du jour­na­liste dans la connais­sance des rouages de ce com­plot et les méca­nismes d’élaboration d’un quo­ti­dien. Il raconte l’esprit qui anime la rédac­tion selon les opi­nions et les idées que se font les rédac­teurs de leur public et de la ligne direc­trice que sou­haite don­ner le com­man­di­taire. À tra­vers dif­fé­rentes scé­nettes, dif­fé­rentes séquences, il expose la manière de conce­voir et de rédi­ger des articles conformes, non à une éthique, mais à l’idée que les “jour­na­listes” se font du public, selon les inté­rêts et besoins du propriétaire.

L’ auteur détaille, ainsi, l’art du lieu com­mun tel l’œil du cyclone, le lac de sang… Il montre l’artifice du démenti et la façon d’enfoncer, par des sous-entendus hypo­crites, celui qui se défend. Il montre com­ment on fait l’information en sépa­rant de manière astu­cieuse les faits et les opi­nions, en assem­blant des nou­velles pour consti­tuer, aux yeux des lec­teurs, des faits de société : il faut que les défi­ni­tions des mots-croisés soient à la por­tée du public, tout comme l’horoscope… Bref, ainsi que l’assène le rédac­teur en chef : “Ce ne sont pas les infor­ma­tions qui font le jour­nal, mais le jour­nal qui fait l’information.
Le roman­cier ita­lien pare ces tableaux d’un humour badin pour les argu­ments employés afin de jus­ti­fier leurs posi­tions et d’un humour grin­çant, amer, noir face à de telles opi­nions. Il pousse cer­taines démons­tra­tions jusqu’à la cari­ca­ture pour mieux illus­trer une triste réa­lité. Car ce qu’il dépeint, c’est la presse d’aujourd’hui. S’appuyant sur celle de l’Italie, il montre l’image de rédac­tions iden­tiques dans la quasi-totalité du reste du monde, avec des degrés dif­fé­rents dans la cen­sure et l’autocensure. Il décrit une presse inféo­dée aux annon­ceurs, aux pro­prié­taires dont la seule ligne édi­to­riale est celle de leurs inté­rêts. Il n’est donc pas éton­nant que ce roman ait reçu un accueil mitigé, réservé de la part de nom­breux médias

Avec Numéro zéro, Umberto Eco peint une image bouf­fonne du milieu jour­na­lis­tique, de ceux qui se com­plaisent dans ces théo­ries de com­plot, avec une gale­rie ramas­sée de per­son­nages, tous plus inté­res­sants les uns que les autres. Une réussite !

serge per­raud

Umberto Eco, Numéro zéro (Numero zero) tra­duit de l’italien par Jean-Noël Schi­fano, Gras­set, mai 2015, 224 p. – 19,00 €.

1 Comment

Filed under Chapeau bas, Romans

One Response to Umberto Eco, Numéro Zéro

  1. blanvillain

    Et ben non je ne suis pas d’accord avec vous…On s’en fiche un peu, soit, mais quand même : à moins d’être un ita­lien spé­cia­liste de l’histoire récente de l’italie, ce roman maigre et vite troussé m’a laissé sur ma faim !
    Certes, les per­son­nages sont justes, certes, les idées/thèses mi amu­sées mi cyniques déployées dans ce roman font mouche. Mais il n’en reste pas moins, de mon point vue s’entend, que ce livre serait rangé parmi l’immmmense liste des livres-bof si ce n’était son illustre auteur que les cri­tiques offi­ciels n’osent pas tacler. Et c’est dom­mage. Voilà.

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