Aller au cinéma en Afrique coloniale
A la veille des indépendances, le cinéma est le principal loisir urbain dans les villes coloniales. L’historienne Odile Goerg, spécialiste de l’Afrique et notamment des formes de sociabilité urbaine, est partie de ce simple constat pour montrer combien il est porteur de significations utiles pour comprendre le fonctionnement par le bas des sociétés coloniales, loin des clichés et au plus près du vécu.
En croisant les archives de différentes administrations coloniales (belges, britanniques, françaises) avec des témoignages écrits et oraux, Odile Goerg est parvenu à dresser le panorama de cette pratique culturelle nouvelle – aller au cinéma — s’affirmant progressivement à Dakar, Conakry, Bamako, Kinshasa, Lagos et dans bien d’autres villes. Le cinéma est d’abord le lieu d’une pratique sociale collective, où se rassemblent dans le noir, devant des images produites et venues d’ailleurs, des individus aux caractères sociaux et juridiques très distincts. En inscrivant cette expérience au centre d’une recherche à trois bandes (histoire coloniale, histoire urbaine et histoire culturelle), l’historienne ouvre des questionnements riches : le cinéma a-t-il été ce lieu rare où se sont mélangées dans l’anonymat des classes sociales doublement antagonistes? Des gens, qui n’avaient rien à voir ensemble, ont-ils partagé les mêmes images?
Répondre à ces questions, c’est décrire les conditions concrètes dans lesquelles se déroulaient les projections. Très tôt, dès 1908, des entrepreneurs ambulants parcourent l’Afrique et projettent des films en plein air, dans des arrières-cours, des hôtels, des marchés. Progressivement, des salles (Rex, Vox, Rialto, etc.) se construisent, seule une partie de la salle est parfois couverte. Des bancs pour les uns, des chaises pour les autres. Certains spectateurs clandestins se cachent à l’abri d’une porte ou d’un rideau qui masque une issue. Partout, le succès, la fascination, la découverte, dans une ambiance souvent festive et bruyante.
Avec le temps, un véritable système d’exploitation se met en place, mettant en jeu des acteurs aux attentes et exigences différentes. Tandis que les publics ont tendance à se distinguer en fonction des salles et des films, les entrepreneurs cherchent à diffuser, multiplier projections et publics pour plus de profit, l’administration coloniale de son côté apparaît de plus en plus inquiète et suspicieuse du caractère peut-être subversif de certaines séquences. La nécessité d’encadrer cette pratique s’est imposée au moment où les origines des films (européennes, américaines, indiennes, égyptiennes) et les conditions de projections se diversifiaient.
Alors que le film est principalement vécu par le public comme un support de divertissement, il est considéré par les autorités comme un moyen de propagande aussi utile que dangereux. Là bas, déjà, aussi : ce triptyque cinéma-jeunesse-violence. Parce qu’il propose d’autres modèles comportementaux, d’autres modes d’interactions entre individus, il est éducatif et subversif à la fois. Il faut donc le promouvoir et le censurer. La censure s’opère à coups de règlements, de décrets et de commissions créées ad hoc, mais aussi par la sélection « subjective » des films en amont par les sociétés commerciales.
Le cadre général étant resté nécessairement flou, le contrôle dans sa pratique est fait de tâtonnements, d’improvisations. Pas de coercition donc, mais des censeurs armés de leurs préjugés, attribuant aux colonisés les capacités intellectuelles d’un « peuple enfant » incapable de maîtriser la richesse du langage filmique. On est parfois dans l’absurde lorsque des coupures multiples rendent le film incompréhensible, suscitant alors la colère des spectateurs, notamment des élites cultivées. L’homme blanc devait rester cinématographiquement respectable.
Signe de ces ambivalences, les exploits des résistants du film « La bataille du rail » projeté en Afrique dès 1946, sont perçus comme des modèles d’affirmation patriotique par de jeunes leaders indépendantistes, alors qu’un rapport interne militaire français dénonce l’influence de ces « films de Résistance » constituant de véritables manuels d’insurrection. C’est à l’aune de ces contradictions internes que l’on peut éclairer de manière nouvelle les forces sociales et politiques à l’oeuvre au moment des indépendances.
Cinéma, Ville, Colonies… leurs trois histoires ont trop souvent été écrites en lignes parallèles, sans se toucher. Odile Goerg vient de croiser les fils.
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camille aranyossy
Odile Goerg, Fantômas sous les tropiques, Aller au cinéma en Afrique coloniale, Editions Vendémiaire, Coll. Empires, Paris, mars 2015, 288 p. — 22,00 €.