Une occasion rare et réjouissante de nous plonger dans le monde de la chanson populaire
Le nouvel ouvrage de Pierre-Robert Leclercq nous donne l’occasion rare et réjouissante de nous plonger dans un monde presque oublié, celui de la chanson populaire des époques antérieures au règne de l’industrie du disque. Même si le titre du livre n’évoque qu’une période de soixante-dix ans, l’auteur commence par nous raconter la naissance de la Société du Caveau, en 1729, puis des autres sociétés chantantes (clubs d’amateurs) qui se muèrent en « goguettes », débits de boisson où l’on chantait en chœur. De l’amateurisme, on passe progressivement à la professionnalisation qui sépare les interprètes des clients, ces derniers devenant spectateurs. Pierre-Robert Leclercq raconte cette évolution vers une nouvelle forme de spectacle en l’entrelaçant habilement à de concises indications sur les changements historiques et sociaux que connut la France entre la fin de l’Ancien Régime et la Deuxième République.
A partir de 1848, les débits de boissons sont autorisés à avoir des musiciens à postes fixes : le métier d’artiste de café-concert apparaît et se développe vite. Parmi ses premières vedettes, l’auteur met en avant Darcier, chanteur-compositeur dont Berlioz lui-même goûtait l’art, et Thérésa, qui comptait Degas parmi ses admirateurs. L’un des savoureux passages que l’auteur consacre à Thérésa nous apprend qu’elle fut reçue et promue par la princesse de Metternich – cas sans précédent pour une vedette populaire – et mieux encore, invitée à une fête impériale aux Tuileries. Suite à cet événement, interviewée pour Le Figaro, la chanteuse déclare : “Mince que je te les ai épatés, tes grands seigneurs et tes grandes seigneuses“ (sic), propos qui mériterait d’être gravé dans le marbre, ou du moins de devenir proverbial dans le monde du spectacle : qui saurait résumer plus éloquemment le pouvoir d’une vraie vedette (toujours supérieur à celui d’un chef d’Etat) ? Pierre-Robert Leclercq a l’art et la manière non seulement de déterrer de telles perles, mais aussi de mettre en valeur les extraits de chansons, les commentaires journalistiques d’époque et toutes les données documentaires qu’il utilise, en les insérant dans son récit aux endroits les plus appropriés, parfois les moins prévisibles, avec malice.
De Thérésa à Yvette Guilbert et d’Aristide Bruant à Félix Mayol, l’ouvrage nous fait parcourir l’histoire d’une chanson populaire à la fois indissociable de son temps et étonnamment proche, malgré les apparences, de celle de nos jours, notamment par la coexistence du pire et du meilleur parmi les textes des « tubes ». N’en disons pas davantage pour éviter de gâcher le plaisir qu’aura le lecteur à suivre Pierre-Robert Leclercq au fil des pages et des refrains.
agathe de lastyns
Pierre-Robert Leclercq, 70 ans de café-concert, 1848–1918, Les Belles Lettres, février 2014, 196 p. – 19,50 €