La femme pauvre de Léon Bloy

La femme pauvre de Léon Bloy

Certains philosophes naissent posthumes. Certains écrivains ne naîtront jamais puisque leurs œuvres nous précèdent toujours. Léon Bloy est de cette horde affamée de ne pas naître ; à moins d’écrire pour ceux qui n’existent quasiment pas. Quand on feuillette la plupart des livres, d’hier et d’aujourd’hui, on a « exactement la sensation d’une porte de latrines qu’on aurait ouverte ».
Il y a des écrivains qui ne sont pas de leur temps. Il y a des écrivants qui n’ont jamais vécu. Il y a Léon Bloy, qui ne sera d’aucun futur, car sa langue est un laissez-passer pour d’autres galaxies où des êtres pourraient savoir ce que représente une page avec plus d’un sujet, d’un verbe et d’un complément par ligne et qui n’ignorent pas que le champ lexical ne se réduit pas à deux cents mots vaguement piochés dans l’actualité éternisée.

Bloy est très loin de la « très puante et très maudissable réalité », car écrire n’est qu’une des formes de l’agonie de cette soi-disant réalité. Il existe un univers que la beauté du style seule peut atteindre pour des « âmes droites (à qui) sont réservées de rectilignes tourments ». Si Bloy n’était plus lu et admiré par quelques-uns, la littérature deviendrait une pure chaude-pisse. Quand on pense que, sur l’étagère, Bloy n’a qu’une lettre d’écart avec Duras, c’est à crever de rire !
Tous ces annotateurs de sous-scoliastes, qui prennent leurs entrecuisses pour apophtegmes, ces « bonnes gens qui n’aiment pas la digression ou qui regardent l’Infini comme un hors-d’œuvre sont dévotement suppliées de ne pas lire » cette chronique. Quand on lit Bloy, on ne se désole pas de ne pas être avec les autres. Il était tellement anachronique que, pour un peu, on douterait de l’existence de l’horlogerie et de son sous-ensemble sans intérêt qu’on prénomme Histoire, n’ayant jamais pu lui trouver un nom propre potable.

Bloy n’a en effet rien d’historique. Il a toujours une insulte d’avance et un lieu commun en retard. Exactement le contraire de la littérature française contemporaine avec ses vessies pleines, ses cithares « coloniales » et ses comptines si bourgeoises (obnubilées par le sexe nécessairement sale) qu’elles répugnent fatalement. « L’auteur n’a jamais promis d’amuser personne », c’est ça un écrivain : il réclame « le droit de pâture hors des limites assignées par les législateurs de la Fiction ».
Chez Bloy, tout est bon, contrairement aux cochonneries habituellement ingérées par les fréquenteurs, à l’odeur de fennec, de librairies : La femme pauvre comme tous les autres écrits. Même les noms qu’il choisit pour ses « héros » sonnent le clairon sur un tambourin assis sur une contrebasse, le tout battu par la queue d’un crocodile en furie : Gacougnol, Marchenoir, Pélopidas, etc.

Il faut être « opprimé par l’Absolu et un pétrisseur des autres » pour arquer un style de la sorte. Il faut également être libre des platitudes qui régissent chaque époque, n’être « d’aucune meute ni d’aucune émeute ». Quelques imbéciles ont dit que ses romans étaient mal peignés, mal enregistrés par les douaniers de la péripétie. C’est vrai qu’on ne peut pas tous ressembler au Goncourt des lycéens.
Clotilde, la femme pauvre, mal fichue ? Au XIXie siècle, la misère n’était pas un luxe. Bloy l’appréhende différemment d’un marxiste ou d’un naturaliste. Cependant, il touche plus juste, car il n’est pas une soustraction de son temps : « Quand le chaos de ce monde aura été débrouillé, quand les étoiles chercheront leur pain… Quand on saura que rien n’était à sa place et que l’espèce raisonnable ne vivait que sur des énigmes et des apparences ; il se pourrait bien que les tortures d’un malheureux divulguassent la misère d’âme d’un millionnaire… sur le registre mystérieux des répartitions de la Solidarité universelle ».

Citer Bloy est presque impossible. Il faut taper son livre en entier. Quand on le cite, on l’ampute. La plupart des « bouquins » ne méritent pas même le bruit de la chasse par laquelle on les voit disparaître dans le néant de leur philosophie, l’inanité viride de leur façon de faire et la conjugaison de tous leurs flops grammaticaux. 
Bref, Bloy est à des années-lumière de « l’identique bassesse du Nombre », ce nombre qui « hait les arbres… haine furieuse et vigilante qui ne peut être surpassée que par son exécration célèbre des étoiles ou de l’imparfait du subjonctif… Le petit bourgeois aime le soleil ». S’imagine-t-on un moment Bloy dans une zone pavillonnaire à Cochons-sur-Marne ? Imaginez surtout ce qu’il aurait écrit d’un monde où l’écran décérébré, la paresse fumigène qui pique les neurones et l’absolue indécence de l’objet surnuméraire ont défloqué tout ce qui est prise de distance et recours au silence.

Quand on respire du Bloy, Dieu n’apparaît presque plus comme une hypoténuse impossible dans le triangle de l’immensité de notre petitesse.

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