Mon amoureuse est une vraie pornographe. Je ne peux que m’en réjouir. Mais sa perversité est telle qu’elle a lu deux fois un roman de Annie Ernaux, sans bien sûr jamais réussi à le finir. Heureusement, il y a Léon Bloy pour freiner son ambition érotique.
Plus on lit Léon Bloy, moins on lit les autres : tout paraît fade, fadasse, paresseux, lésineux à côté de ses moustaches et de ses yeux terribles comme un non-nobélisable, ronds comme des poings, bleus comme une couleur inexistante. Bloy syndicalise l’amour et la vindicte en prenant le contrepied de tout ce que vous pensez, contrevenant à tout ce que vous faites.
Bloy ne s’oppose à rien puisqu’il pense seul. Il ne croit qu’à ce qu’il pense, c’est-à-dire que ses mots ne sont jamais « au-dessous des choses ». Bloy est une adolescence prolongée : il écrit ce qu’on aimerait encore dire lorsqu’on porte le costume professionnel, la clownerie familiale et la traînée de poudre humide des « alors, j’ai dit… Il me répond… je lui dis » dans une interminable canonnade de commentaires du réel.
Pourquoi j’aime Léon Bloy ? Dame, parce que, avec lui, il n’est pas question de réformes sociales, de sauvetage de la planète et de cravates en peau d’algues. Bloy a la liberté de l’écrivain qui vante la liberté sans éventail. La liberté est toujours moite. Si elle ne colle pas à la peau, elle n’est que la parure de la nécessité, une manière de colifichet.
Bloy est l’antonomase de la littérature et la littérature doit être injurieuse, sinon autant avoir du talent. Il ne s’agit pas de choisir entre le savoir et la perfection mais d’intérioriser le fait que l’injustice du monde règle tout. Sans injustice, le monde serait invivable : c’est une forme de confidentialité, une relation secrète entre la création et l’univers incréé. La création et l’injustice forment une alliance énigmatique. Sans injustice, pas d’œuvres. Sans guerres atroces, pas de récit. Sans misère, pas de poésie.
Le bonheur, lui, n’a pas d’adjectif. Il bêle. J’aimerais m’y conformer mais chanson ! L’injustice, comme le savaient déjà les sophistes si décriés et pourtant si « profonds », est l’âme de la création. Le bonheur n’en est que la dérivation improbable et saumâtre.
Dans Je m’accuse, Bloy atteint des sommets dans l’invective et la faute de goût. En précurseur, il récuse le désordre des enfers identitaires pour fêter le capharnaüm des unions spirituelles, selon le principe qui pose que « tout ce qui monte converge ».
Son art de la formule enfle si bien qu’il « donnerait le mal de mer à des albatros ». Au fond, il nous dit une chose – que bien des littérateurs ne peuvent concevoir – : la littérature, c’est avant tout un gâchis de tripes que la stylisation rend comestible ou pas, avec ou sans Chaource. Quand la grammaire ne flanche pas sous le style, la littérature s’éternise dans la narration plate, les « pourquoi maman ne m’aimait pas » ou les « tonton reniflait ma culotte ».
Alors oui, Bloy n’est pas de ce monde. Il ne l’a jamais été. Il n’aurait pu vivre cinq secondes dans le nôtre sans être réduit à néant par la profusion des trous noirs qui, faute de réfléchir une quelconque lumière, souhaitent abolir ce qu’il reste d’étincelles.
On se prend alors à rêver d’une Terre errante façon Liu Cixin grâce à laquelle nous pourrions sortir de ce système solaire pour nous diriger vers Proxima du Centaure dans l’espérance de retrouver des « mots à ras du sens » comme le dit Aurélien Lémant, la magie des polémiques sans méchanceté et le bonheur d’une langue neuve comme une couche-culotte.
valery molet