Taisez-vous ou je me mutile

Jean-Pierre Siméon nous invite à retrou­ver nos sagaies et coupe-coupe pour tra­ver­ser la jungle des por­tables, des sel­fies et de la langue décrue. Un nou­veau défri­che­ment est néces­saire pour retrou­ver, là encore, la méta­phore, le sens du contre­sens et de l’impasse admi­rable.
Pre­nons nos machettes et enfonçons-nous dans cette forêt dense où se prendre en photo, bêler des absur­di­tés, pro­mou­voir un rouge à ongles condensent une méta­phy­sique au sens propre du terme. Toute époque a sa théo­lo­gie. Par­fois, c’est même une théo­lo­gie sans dieu, sans parole qui res­semble à un fer à lis­ser. Est-ce que la poé­sie sau­vera le monde ? Je n’en sais rien : le monde et la poé­sie sont deux réa­li­tés dif­fé­rentes. Peut-être qu’il est impos­sible d’habiter l’un et l’autre
en même temps.

Dans tous les cas, la poé­sie est tou­jours une anti­ci­pa­tion nar­ra­tive, c’est-à-dire l’inverse de la scé­na­ri­sa­tion can­cé­reuse. Elle raconte ce que le monde sera quand le pro­ces­sus d’humanisation trans­for­mera le silex en fris­bee, disque-volant ou dis­co­plane. C’est une manière de bifur­ca­tion de l’espace-temps qui radie abso­lu­ment la concep­tion augus­ti­nienne de tri­par­ti­tion tem­po­relle.
Siméon pré­cise que le « magma ver­bal » actuel « parle à vide » et que la réfec­tion du silence est un impé­ra­tif caté­go­rique. J’avais lancé il y a quelques années une péti­tion pour l’instauration d’une année du silence (ou une simple jour­née) tant il est vrai que le silence est le premier-né de la poé­sie. Cinq mal­heu­reux l’avait signée. Je crois que Siméon, s’il en avait eu connais­sance, l’aurait paraphée.

Sans silence, pas de poé­sie, pas de mot qui outre­passe la sym­bo­lique de ce qu’il désigne d’un doigt trem­blant. En ce sens, « la révolte de l’oreille » et la des­truc­tion des appa­reils audi­tifs semblent rejoindre Tyr­tée : « Sus, enfants ! Que vos cœurs à la crainte ser­vile se ferment ». Bon Dieu, les Grecs anciens savaient y faire. La poé­sie hopli­tique, ça avait de la gueule ! Il fal­lait reve­nir avec son bou­clier ou sur son bou­clier comme le dit si bien Théo­gnis de Mégare. La poé­sie, c’est avant tout « une quête de l’ouvert » et la fer­me­ture du réfec­toire qui résonne. Il y a une his­toire des pla­teaux de can­tine à écrire dans cette pers­pec­tive où tout devien­drait mime, muet, mutique et grandiose.

Comme l’écrit Siméon, nous sommes aujourd’hui « un ter­ri­toire occupé » par « la masse indif­fé­ren­ciée des récits » et le « clo­nage lin­guis­tique » qui abou­tit à une manière de langue sans domi­ci­lia­tion si ce n’est celle du réper­toire moi­moïste, une forme de saou­le­rie sans alcool. La langue est deve­nue comme une suc­cur­sale d’un sas au fond d’une cavité dans laquelle la lumière du jour coïn­cide avec la noria de néons éteints.
Siméon nous rap­pelle que les mots sont aven­tu­reux : ils ne sont pas qu’une signa­lé­tique grâce à laquelle on pour­rait trou­ver des toi­lettes ou un vidéo­pro­jec­teur. Les mots
mau­vissent si l’on n’y prend pas garde et deviennent blets. Alors le monde n’a peut-être pas besoin de poé­sie mais la poé­sie crée des uni­vers où l’actualité, la crème solaire et le cos­tume quelle que soit sa forme s’évanouissent pour faire place à un splen­dide canot dérivé et au cœur net.

Pour ter­mi­ner cette chro­nique, deux petites anno­ta­tions :
1) L’automutilation est, par­fois, le meilleur moyen de retrou­ver le silence et la créa­ti­vité, même si on croit que Mozart est né au XVIIe siècle. Ainsi, dans le film
The Ban­shees Of Inishe­rin, on se retrouve sur une île d’Irlande sur laquelle les acteurs prin­ci­paux sont la mer, les falaises, l’inceste, la cuite et les haines recuites. L’insularité est une patho­lo­gie, cha­cun le sait et tout homme est une île, par­fois un archi­pel.
Là, un homme annonce à son ami de tou­jours qu’il ne veut plus le voir afin d’écrire de la musique et ne plus entendre par­ler de ses anec­dotes de cacas d’âne nain. Cet homme lui indique que s’il essaie de lui par­ler de nou­veau au pub ou dans la rue, il se cou­pera un doigt, puis un autre jusqu’à ce que l’importun l’abandonne. On rêve de pou­voir faire cela au tra­vail, à la mai­son, dans le métro. « Taisez-vous ou je me mutile ! ».

2) Sten­dhal avait la manie de la bico­lo­ra­tion. Il était peut-être dal­to­nien ou avait les yeux vai­rons. En lisant Le rose et le vert, on se dit : « zut, je me suis trompé de tein­ture ! ». Eh non, Sten­dhal a bien écrit ce livre dans lequel il signale que la société fran­çaise est « com­po­sée d’êtres secs chez les­quels le plai­sir de mon­trer de l’ironie étouffe le bon­heur d’avoir de l’enthousiasme ».
Rassurez-vous, cela se pas­sait au XIXe siècle, désor­mais l’ironie et l’enthousiasme ont dis­paru et seul demeure le plai­sir de ne pas lire de poé­sie, de ne pas se cou­per les pha­langes pour recou­vrer le silence et de croire que Sten­dhal était un mar­chand de couleurs.

valery molet

 Jean-Pierre Siméon, La poé­sie sau­vera le monde, édi­tions Le passeur

 Sten­dhal, Le rose et le vert, édi­tions du Rocher

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