Antonin Artaud, Les Cahiers n°1

En  trai­tant ainsi Artaud, on le tarit

Artaud lui-même aurait appelé ce pre­mier Cahier un « théâtre tru­qué » tant les contri­bu­teurs se dopent à l’idée — et seule­ment à elle — d’un poète qui n’a cessé de la devan­cer. A l’exaspération et l’horreur font place les vrom­bis­se­ments du jouir de met­teurs en scène d’images pieuses. Et lorsque la coupe est pleine, ils la rem­plissent encore. C’est là un contre­sens par­fait à ce qu’Artaud deman­dait dans une affir­ma­tion essen­tielle : « Pour moi il ne s’agit pas d’entrer mais de sor­tir des choses” (L’Arbalète n° 9, 1944). Face à sa langue qui péné­tra « en fureur au cou­teau dans les plâ­tras d’insectes sper­ma­teurs, les corps flui­diques des pro­vo­ca­teurs en mon­tagnes colo­riées, l’apaisement du coif­feur, le doc­teur Thé­ve­nin, le dieu déta­ché de jamais rien » (Cahiers du retour à Paris, aout-sept 1946, O.C., XXIII), les textes réunis ici entrent dans les ordres.
Pour preuve, ses glos­so­la­lies deviennent ici ano­dines ou sont trai­tées comme un archaïsme des pre­mières inten­si­tés de la méchan­ceté de l’être. Ce à quoi il faut accor­der bien des bémols. Mais on ne pou­vait les deman­der à ceux qui jouent ici leur rôle de maîtres. Michel Surya, Jean-Luc Nancy, Véro­nique Ber­gen res­tent des ordon­na­teurs clas­siques. Ils passent au Glas­sex la châsse du poète pour la faire briller. Ils ont invité ceux qui ne refusent jamais d’intervenir lorsqu’il s’agit du poète : Ber­nard Noël et Chris­tian Prigent. Mais ils reprennent là ce qu’ils ont déjà dit (super­be­ment) il y a bien long­temps. De ce logos ne sur­gissent que trois ensembles inat­ten­dus : « Le der­nier des couillons » de Charles Pen­ne­quin et les contri­bu­tions d’Isabelle Romain et d’Asushi Kumaki.

Le reste est anec­do­tique et ne fait que dou­bler et para­phra­ser le flux, la nau­sée, les lanières du feu d’Artaud. Comme il l’écrit, il l’a « tissé en tor­sades de langues dans le miroi­te­ment de la terre qui s’ouvre comme un ventre en gésine, aux entrailles de miel et de sucre. Il bâille ce ventre mou, mais le feu bâille par-dessus » ( His­toire Vécue d’Artaud Momo, O.C., tome XVI). Les auteurs des « Cahiers n°1 » ont retenu le goût de miel et de sucre et n’ont jamais osé aller à l’essentiel comme l’écrivait encore Artaud « en copu­lant par le der­rière le tari de l’idée de père » (idem).
Pour eux, Artaud est le père et le re-père de l’Idée, ils n’ont « dieu » que pour lui et c’est bien là le pro­blème. En le trai­tant ainsi, ils le tarissent. Artaud en sort exsangue, muséable, sanc­ti­fié, exsudé des vagis­se­ments et de la force sonore d’une œuvre aussi étouf­fée qu’haletante. Eloi­gné d’une telle langue, le fleu­ron des contemp­teurs trouve l’énonciation de bègues qui modé­lisent Artaud de leurs sou­ve­rains pon­cifs. La parole souf­flée de leurs « com­ment dire » n’est en rien le contraire d’un « com­ment ne pas dire » si bien que leur « comment-taire » retourne au silence.

jean-paul gavard-perret

Anto­nin Artaud, Cahiers n°1, Edi­tions des Cahiers, Paris, 2013.

1 Comment

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One Response to Antonin Artaud, Les Cahiers n°1

  1. alain jugnon

    Com­ment faites-vous ?
    à la fin du texte que vous nous avez pro­posé pour publi­ca­tion pour le n°1 des cahiers Artaud, vous finis­siez par les phrases qui sont exac­te­ment le début de cette “cri­tique” : cela veut-il dire qu’avant même de lire le cahier Artaud tel que publié vous saviez que vous alliez devoir le cri­ti­quer… parce que votre propre article n’y figu­re­rait pas ? sachant qu’il cri­tique toute cri­tique artau­dienne, d’avance ! Je suis impressionné.

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