En traitant ainsi Artaud, on le tarit
Artaud lui-même aurait appelé ce premier Cahier un « théâtre truqué » tant les contributeurs se dopent à l’idée — et seulement à elle — d’un poète qui n’a cessé de la devancer. A l’exaspération et l’horreur font place les vrombissements du jouir de metteurs en scène d’images pieuses. Et lorsque la coupe est pleine, ils la remplissent encore. C’est là un contresens parfait à ce qu’Artaud demandait dans une affirmation essentielle : « Pour moi il ne s’agit pas d’entrer mais de sortir des choses” (L’Arbalète n° 9, 1944). Face à sa langue qui pénétra « en fureur au couteau dans les plâtras d’insectes spermateurs, les corps fluidiques des provocateurs en montagnes coloriées, l’apaisement du coiffeur, le docteur Thévenin, le dieu détaché de jamais rien » (Cahiers du retour à Paris, aout-sept 1946, O.C., XXIII), les textes réunis ici entrent dans les ordres.
Pour preuve, ses glossolalies deviennent ici anodines ou sont traitées comme un archaïsme des premières intensités de la méchanceté de l’être. Ce à quoi il faut accorder bien des bémols. Mais on ne pouvait les demander à ceux qui jouent ici leur rôle de maîtres. Michel Surya, Jean-Luc Nancy, Véronique Bergen restent des ordonnateurs classiques. Ils passent au Glassex la châsse du poète pour la faire briller. Ils ont invité ceux qui ne refusent jamais d’intervenir lorsqu’il s’agit du poète : Bernard Noël et Christian Prigent. Mais ils reprennent là ce qu’ils ont déjà dit (superbement) il y a bien longtemps. De ce logos ne surgissent que trois ensembles inattendus : « Le dernier des couillons » de Charles Pennequin et les contributions d’Isabelle Romain et d’Asushi Kumaki.
Le reste est anecdotique et ne fait que doubler et paraphraser le flux, la nausée, les lanières du feu d’Artaud. Comme il l’écrit, il l’a « tissé en torsades de langues dans le miroitement de la terre qui s’ouvre comme un ventre en gésine, aux entrailles de miel et de sucre. Il bâille ce ventre mou, mais le feu bâille par-dessus » ( Histoire Vécue d’Artaud Momo, O.C., tome XVI). Les auteurs des « Cahiers n°1 » ont retenu le goût de miel et de sucre et n’ont jamais osé aller à l’essentiel comme l’écrivait encore Artaud « en copulant par le derrière le tari de l’idée de père » (idem).
Pour eux, Artaud est le père et le re-père de l’Idée, ils n’ont « dieu » que pour lui et c’est bien là le problème. En le traitant ainsi, ils le tarissent. Artaud en sort exsangue, muséable, sanctifié, exsudé des vagissements et de la force sonore d’une œuvre aussi étouffée qu’haletante. Eloigné d’une telle langue, le fleuron des contempteurs trouve l’énonciation de bègues qui modélisent Artaud de leurs souverains poncifs. La parole soufflée de leurs « comment dire » n’est en rien le contraire d’un « comment ne pas dire » si bien que leur « comment-taire » retourne au silence.
jean-paul gavard-perret
Antonin Artaud, Cahiers n°1, Editions des Cahiers, Paris, 2013.
Comment faites-vous ?
à la fin du texte que vous nous avez proposé pour publication pour le n°1 des cahiers Artaud, vous finissiez par les phrases qui sont exactement le début de cette “critique” : cela veut-il dire qu’avant même de lire le cahier Artaud tel que publié vous saviez que vous alliez devoir le critiquer… parce que votre propre article n’y figurerait pas ? sachant qu’il critique toute critique artaudienne, d’avance ! Je suis impressionné.