Avez-vous lu Balzac ?

Je ne sais pas vous mais je n’avais pas lu les clas­siques du XIXe siècle depuis le lycée. C’est éton­nant comme l’école vous dégoûte de la lit­té­ra­ture. Les livres que l’on devait obli­ga­toi­re­ment lire deve­naient des objets de détes­ta­tion, aussi s’est-on privé de la lec­ture des Misé­rables ou des Illu­sions per­dues. Com­bien de lec­teurs ou de roman­ciers en herbe le lycée a-t-il sacri­fié sur l’autel du bac­ca­lau­réat, de la dis­ci­pline en casque à pointe et des cours obli­ga­toires ? Ne devait-il pas y avoir une der des ders ?

Il m’a fallu plus de trente ans pour lire Hugo et Bal­zac dont la contem­po­ra­néité étonne, éton­nam­ment sur le plan for­mel. Leur style sau­vage et rabe­lai­sien a l’odeur de la pros­crip­tion à l’âge de la lit­té­ra­ture rédac­tion­nelle. Il y a d’ailleurs un para­doxe : alors qu’on étu­diait des auteurs flam­boyants, ruti­lants, vain­queurs, sans les lire, la lit­té­ra­ture rédac­tion­nelle – celle qui ne cesse de racon­ter ses vacances en s’appuyant sur une gram­maire et un champ lexi­cal dignes d’un cancre per­ché sur un ignare – a tout envahi dans les salles des pro­fes­seurs où elle est rédi­gée, en dédai­gnant ceux qui lisent les soi-disant clas­siques.
Les retour­ne­ments de situa­tion sont aussi étranges que les contro­verses sans effet. La lit­té­ra­ture prouve une fois de plus que c’est une liberté sans cause, c’est-à-dire une for­mule sou­vent creuse puisque, comme le dit Bos­suet, elle est sou­vent « pauvre en effets et tou­jours magni­fique en pro­messes ».
Par ailleurs, le pos­tu­lat qui dis­pose que la lit­té­ra­ture est tou­jours en avance sur son temps se révèle exact. En effet, l’usage désor­mais limité du voca­bu­laire, des figures de style et des conjonc­tions de coor­di­na­tion et la vacuité vaine du fond démontrent que les romans mini­ma­listes ont lar­ge­ment devancé les réseaux sociaux et le zinc numérique.

La lit­té­ra­ture est deve­nue en Occi­dent un folk­lore avec danses et cos­tumes tra­di­tion­nels uni­co­lores. A force d’être en avance, elle court même le risque d’anticiper sa propre dis­pa­ri­tion, faute d’utiliser plus de trois mots dans une phrase et d’aborder des thèmes dont un bocal de for­mol, dans une armoire téra­to­lo­gique, pour­rait se satis­faire.
Avez-vous lu Hugo ? deman­dait Ara­gon. Il est donc temps de s’y plon­ger afin de com­prendre tout ce mor­ceau de lit­té­ra­ture contem­po­raine, qui échappe à l’arc-en-ciel des nul­li­tés, car il y a encore de grands poètes de Kiki Dimoula à Fran­çois Thiery-Mourelet et sa « Brise dans le miroir » ; à moins que la lit­té­ra­ture n’ait émi­gré, hor­mis la poé­sie, dans le cinéma de Andreï Petro­vitch Zvia­guint­sev, de Michael Haneke et de Bela Tarr.

Ainsi, tan­dis que la lit­té­ra­ture se scé­na­rise à l’excès, se séri­gra­phie de « raconte-moi papa et maman au bord de la mer » avec ses petits drames fami­liaux, de « femme en quête de liberté » et « d’homme à la recherche de son iden­tité véri­ta­ble­ment vraie », le cinéma s’ancre dans la méta­phy­sique roma­nesque, la seule qui soit capable d’abolir la conju­ra­tion des imbé­ciles et des gratte-papiers de la fic­tion for­mica.
Heu­reu­se­ment, il nous reste l’optimisme des déses­pé­rés, sinon nous n’aurions plus que le pes­si­misme des vexés d’avance et des vain­cus du « cou­ron­ne­ment du moment » qui for­mate tant de scri­bouillards. Leur lit­té­ra­ture s’est réfu­giée à Angou­lême : elle allie des Rubem­pré carré qui sont tri­an­gu­laires sans angle, des rockers qui se prennent pour des logi­ciens hors pair et des jour­na­listes qui jouent aux symbolistes.

Et c’est une Angou­lême de carton-pâte, vil­lage Potem­kine qui aspire à « mon­ter » jusqu’à Chartres, voire à atteindre Paris avant la fin du XIXe siècle : de là à entre­voir le XXIe, il n’y a qu’un rêve. Pour­tant si le suc­cès est tou­jours dou­teux, l’échec n’est pas tou­jours assuré.
En atten­dant, je lis Bal­zac et des manus­crits superbes d’auteurs (San­drine Las­caux ou Anna Jouy) pour qui Bal­zac n’est ni un baro­mètre, ni un maître mais plu­tôt un barista capable de confec­tion­ner d’incroyables cock­tails. Pour moi, ce sera comme Edgar Allan Poe : lait de poule au brandy, loin des infu­sions éditoriales.

valéry molet

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