J’ai toujours préféré la littérature slave aux autres littératures étrangères, sûrement en raison du parfum de sandalette, de charcuterie et de déréliction propre à ces pays si étrangers à nos conversations élégamment tournées et, somme toute, hors sujet.
L’Occident officiel a cheminé jusqu’au bout de la rédaction, favorisant le roman des écoles normales supérieures aux déglingues polymorphes d’un Stasiuk ou Hrabal.
Nous sommes sur le bas-côté de la narration, là où plus rien ne barde, où un roman pousse l’autre comme ces enfilades de caddies sous abris. Nos écrits non alcoolisés sont des rambardes sur lesquelles nous nous appuyons pour évoquer la puissance des clôtures et des garde-corps : les vaches savent-elles qu’il y a des prés à conquérir ?
Dans cette perspective, Prague est encore un non-Paris. La littérature est toujours provinciale : on y soulève le chapeau en médisant argotiquement de son voisin. C’est dans le secret des trous perdus que le roman picaresque, violent, sans époque, mûrit.
Ainsi, Jakub Svoboda abrase les clairières et s’en prend à la simplicité des déconvenues. Dans son dernier récit, ce jeune romancier tchèque conte, dans une langue défoncée et une syntaxe au bord du gouffre, une histoire d’amour qui n’est rien d’autre qu’une éternité qui se soulage. Un cinquantenaire a pour maîtresse une femme mariée. Ils s’aiment mais elle ne peut quitter son mari, compagnon de trente ans. Aussi, ment-elle, honteuse, et ses menteries sont aussi épaisses qu’est ridicule la naïveté de l’amant.
Par exemple, elle lui explique lorsqu’elle part en week-end à Budapest avec son mari – car sa fille lui a offert ce cadeau d’anniversaire – que ce dernier dort sur un canapé alors qu’aucun hôtel borgne n’offre ce genre de confort.
Lors d’un cunnilingus, le même galant renifle une odeur de sperme sans papier et s’en offusque. Elle prétend alors que sa nouvelle crème de soin a des fragrances bizarres. Svoboda est drôle, tranchant, bien supérieur à Kundera pour qui, pourtant, les livres de l’ouest participent de la nanotechnologie : solaire, il mousse de rayons.
Ses histoires anodines façonnent des fulgurances et happeaux à corniauds. Son cynisme est une manière de haschich qu’un unijambiste prendrait pour planer en mille-pattes. Ici, les hommes sont toujours des bougres de peu et les femmes, des perdantes baltringues. Le cirque est sans piste. Les cages des fauves, désertes.
Les acrobaties se résument au lever de coude et au pourboire sentimental que l’excès de bière laisse dans les cœurs. Sa verve adjectivale fustige la narration à deux mots de vocabulaire. Il écrit comme un Bloy qui aurait autodafé les Evangiles.
Il prend le dilemme pour une garce et l’ordurerie pour une avant-scène. C’est tellement plaisant qu’on pourrait croire qu’il n’existe pas réellement et qu’il écrit, non plus pour des critiques futurs, mais des lecteurs morts. Il faut être d’un autre temps pour ingérer cette romanesquerie de mousquetaire.
Avant, les écrivains devançaient toujours leurs lecteurs par leur hardiesse et leur hargne. Désormais, ils se neutralisent les uns les autres, sur le banc d’école, bons élèves, attendant le récit qui n’utilisera plus que quelques mots, de moins de quatre syllabes, sur trois pages écrites en gros caractères. Bientôt, il n’y aura plus de place pour la vulgarité noble, le sens de l’exagération et la scatologie.
Il y a des époques où la crotte et la rose sont interchangeables. Au fond, Jarry est encore une science-fiction avec son Merdre si bien qu’on semble tous être en avance d’un métro de retard. Heureusement, Svoboda nous rappelle que la nostalgie est la pire des maquerelles. L’espoir luit. L’ombre est toujours le prête-nom d’un soleil.
C’est pourquoi il nous faut tourner nos regards vers l’est fameux même si les poèmes de Jim Harrison, notamment ses Lointains et Ghazals, valent le détour vers les chemins de traverse qui mènent à Prague, Moscou ou Varsovie.
Quant au roman de Svoboda, Une femme fausse, qui apostrophe le si fier et haletant Filière de femmes de Anna Jouy, il nous appelle à la plus profonde et vaginale reconquête de nous-mêmes, dans la terreur de l’abdication : seuls les hommes aiment vraiment, à l’exception de ceux qui n’aiment rien. Les femmes ne font que passer comme les romanciers inexistants, hormis les passionnées.
Pour écrire et aimer de nouveau, il nous faut redevenir des chacals sans foi ni loi. Il faut s’exiler et camper près du Danube et de la Vltava, un cornichon aigre-doux entre les dents.
valéry molet