Philippe Boutibonnes, La lumière offusquée, De l’ombre

 Philippe Bou­ti­bonnes : bes­tioles et reve­nants, ombres et lumières

Comme le Maître Puce d’Hoffman auquel il a consa­cré un article fon­da­men­tal, Phi­lippe Bou­ti­bonnes fait de cha­cun de ses livres des décli­nai­sons d’un voyage exis­ten­tiel où le rêve et la réa­lité ont fort à faire pour s’accorder. Et ce, pour notre plai­sir mais aussi pour notre intel­li­gente. Par « ses exer­cices d’imbécilité » — qui le reposent de ses tra­vaux scien­ti­fiques… -, l’auteur accorde un sup­plé­ment de vita­mine C à nos neu­rones. Certes, chaque voyage a ses limites et sa fin. C’est pour­quoi les livres de l’auteur le découpent en tron­çons. Il sera inté­res­sant aux futurs cher­cheurs d’en défi­nir le sens. Car si le tra­vail scien­ti­fique de Bou­ti­bonnes est objet de nom­breuses thèses, ses tra­vaux poé­tiques, lit­té­raires et artis­tiques le méritent tout autant.
Chaque texte pro­pose une voix-fable dont les mélo­dies peuvent sem­bler par­fois insai­sis­sables. Leurs « coui­ne­ments sans timbres » peuvent frap­per de stu­peur les lec­teurs qui com­prennent sou­dain com­bien la vérité est tou­jours dif­fé­rée dans l’effacement pro­grammé, mais non dans la nul­lité. Un, plus que zéro, atteste du pas­sage, des traces, des cendres que chaque livre laisse. Tout alors se res­semble puis se ras­semble. Tout se résou­dra pro­ba­ble­ment dans l’unité totale de l’œuvre dont — nous l’espérons pour l’auteur — la fin est encore très loin.
Scien­ti­fique, c’est en se pré­sen­tant lui-même via une cita­tion d’Hölderlin « poé­ti­que­ment » qu’il habite cette terre. Dans Ritratto il fait son por­trait : « Je m’appelle Phi­lippe Bou­ti­bonnes. / Je suis né le 7 Juillet 1938 à Avi­gnon : / de cela je suis sûr, on me l’a dit… / Mais déjà, dehors : orée des poux, / halè­te­ments de hyène, corps au rebut, / voyelles taries, bottes, cendres, / brouillard, mille peurs et plus… / J’habite Caen : ce n’est ni Lucques, ni Prague, ni Dublin. Ville sans méandres, / sans cou­leurs, sans odeurs. / Que je déteste… / Ma vie ? Ce rac­courci délé­bile / (1938–20..), un point c’est tout. / Depuis ? Des restes. Quelques “et / cae­tera”; / quelques traits que je / m’efforce de tra­cer pour trom­per mon attente. / Peut-être que je mour­rai un jour ? / Peut-être… Pour­quoi pas?… »

Ces « quelques traits » prouvent que le plas­ti­cien et micro­bio­lo­giste est un écri­vain majeur. Après un pre­mier et superbe ouvrage de poé­sie paru chez Maeght, il s’est fait connaître avec  Le Beau Monde. Plus récem­ment, les édi­tions de l’Ovalle on publié de superbes livres de l’auteur. Eve Gra­ta­matzki tout d’abord. Ce livre est une médi­ta­tion sur l’œuvre de l’artiste dis­pa­rue en 2003. « Nous sommes débi­teurs à l’égard des morts, à l’égard de ceux qui nous ont quit­tés, nous aban­don­nant pau­vre­ment vivants et inapai­sés, cou­pables — oui, cou­pables — de n’avoir pas su les convaincre de conti­nuer à vivre » écrit Bou­ti­bonnes. Son livre relance un impos­sible dia­logue avec la créa­trice comme il l’avait déjà fait avec Sarah Kof­mann (exé­gète de Nietzsche, Freud et Der­rida). Par delà la culpa­bi­lité, Bou­ti­bonnes ne pas retient d’Eve qui elle fut car il s’aperçoit qu’il l’ignore mais il rat­trape l’essentiel : « les images de l’artiste amie telle la scène fur­tive et hal­lu­ci­na­toire /qui relègue dans l’oubli les images de la petite enfance. / les lieux où elle vécut et tra­vailla / ses lec­tures (Duras, Beckett, Höl­der­lin) / ses gestes et tech­niques / ses ani­maux et ses cris de déses­poir / ses œuvres enfin qu’il évoque avec le souci de la matière, de l’infime côté savant et la /profondeur de champ, Eve est intacte et inen­ta­mée dans le moment et le mou­ve­ment du dessin ».

Tous les livres du poète sur­montent le temps qui passe, l’angoisse, le néga­tif comme le prouve encore le superbe La lumière offus­quée, de l’ombre. L’artiste donne un sens et un savoir poé­tique à notre désen­chan­te­ment indi­vi­duel et col­lec­tif par « la danse joyeuse des par­ti­cules et des pho­tons ». Ils res­tent pré­sents même au fond du néant et per­mettent d’explorer des marges dif­fé­ren­tielles par rap­port aux pro­po­si­tions consen­suelles de l’imaginaire à la mode. Pour Bou­ti­bonnes (c’est ras­su­rant pour cer­tains mais angois­sant pour d’autres), la fin n’est qu’une suite man­quante et « tout recom­mence ailleurs ». Il existe donc pour lui des conti­nui­tés évi­dentes de lieux, de per­son­nages et d’auteurs. Par exemple, Aris­tote, Leib­niz, Hus­serl, Buf­fon, Flau­bert, Ducasse, Kafka, Beckett, etc.). Le monde comme l’art et la lit­té­ra­ture et la science demeurent un per­pé­tuel réen­gen­dre­ment que seule notre myo­pie intel­lec­tuelle empêche de com­prendre. A ce titre, nous ne sommes pas plus avan­cés que les monstres ché­ris de l’auteur : mouches et autres dory­phores et scarabées.

Pour ce scien­ti­fique de plain-pied dans l’ère du numé­rique, la fin du livre n’est pas pour demain – et ce, même à l’échelle tou­jours plus ou moins micro­sco­pique du vivant qui sent la mort dans tous les sens du verbe. Chaque livre reste une trame qui mêle à pro­fu­sion le savant et le tri­vial, le délire au sérieux, l’homme à l’animal, le com­mu­niste ou le saint. Tel celui que l’auteur décons­truit dans un de ses textes les plus connus : « Fons est cru­ci­fié– le bas, le torse et les bras. La tête est posée sur le ventre, pres­sée par une pierre chauf­fée à blanc. Fumée par­tout. Odeur âcre. Les clous sortent d’eux-mêmes du bois. Fons ne demande pas son reste : il prend ses jambes à son cou, la tête sous un bras et fonce. « Tu fonces où, Fons » crie un badaud pour acca­bler le saint. »
Selon Bou­ti­bonnes, ce der­nier est moins inté­res­sant que l’animal : « C’est les bêtes que j’interroge : l’homme, je ne peux le connaître sui gene­ris, je suis dedans depuis pas mal de temps, 7 j / 7 comme au Mac Do. Je ne peux m’en extraire. Je consi­dère alors ce que j’ai été avant d’être celui que je suis : je tiens à la ruse de l’axolotl ; à sa face hilare, plan­tée comme un lit­chi éplu­ché et fen­due de joue droite à joue gauche ». Pour autant, le centre autour duquel tournent les textes de l’auteur sont des femmes et des hommes. Ils peuvent avoir des noms dou­teux mais il y a aussi des Solange « sol-air » qui ne sont en rien des sales anges si ce ne sont celles ou ceux (Ah, le sexe des anges…) de peurs anté­rieures qui ramènent au Adam d’«après la culbute». Qu’importe au demeu­rant. L’être vit aux dépens de celui qui l’écoute puis qu’il perd en le quit­tant. C’est cruel. Mais qu’on se ras­sure cha­cun de nous dis­pa­raî­tra à son tour. Nos para­sites idem. Poux en tête.

Lire notre entre­tien avec l’auteur

jean-paul gavard-perret

Phi­lippe Bou­ti­bonnes, 
La lumière offus­quée, de l’ombre , L’Ollave édi­teur, Rus­trel (84400), 13,00 € 
- Eve Gra­ta­matzki, même édi­teur, 64 p. — 16,00 €.
Cinquante-six pro­po­si­tions pour faire du reflet une image, même édi­teur, 13,00  €

2 Comments

Filed under Chapeau bas, Poésie

2 Responses to Philippe Boutibonnes, La lumière offusquée, De l’ombre

  1. Jean de Breyne

    MAGNIFIQUE!!!
    Jean de Breyne

  2. Fern

    Un écri­vain majeur, oui. J’ai parlé de deux de ses ouvrages sur Sitau­dis. Bruno Fern

Répondre à Jean de Breyne Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>