Jérôme Richer, Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer

Jeu de massacre

Le titre de la pièce du suisse Jérôme Richer, Si les pauvres n’existaient pas, fau­drait les inven­ter, a de quoi sus­ci­ter diverses réac­tions, sur­tout au pays des puis­santes banques et autres ins­ti­tu­tions financières.

Va-t-on se moquer sur le mode comique, de la pau­vreté puisque le décalque de l’expression ren­voie à l’évocation d’un indi­vidu au com­por­te­ment pour le moins inso­lite ? Il y a en tout cas, dans cette for­mule (ampu­tée de l’impersonnel, il) le sou­ve­nir de Vol­taire débat­tant contre Hol­bach à pro­pos de Dieu et plus tard celui des temps de la sépa­ra­tion de l’Eglise et de l’Etat.
Qui invente les dému­nis ? L’auteur, en qua­lité d’écrivain, ou sur­tout l’organisation sociale ? En tout cas, Richer va par­ler d’eux, les faire par­ler dans tous leurs états : un jeune couple qui attend un enfant sans avoir les moyens de le prendre en charge, des gens confron­tés aux loge­ments oné­reux de Genève, un acci­denté du tra­vail, un étu­diant à qui l’on pro­pose des emplois mal payés et sans rap­port avec sa for­ma­tion d’archéologue, une ado­les­cente qui avorte, des chô­meurs sus­pec­tés d’être des bran­leurs...

Des vies meur­tries, mépri­sées. Ces per­son­nage /comédiens, au nombre fluc­tuant, selon l’indication de l’auteur, sont comme une décli­nai­son humaine : Anton, Antoine, Anto­nia, Anto­nella, Antoi­nette. Anto­nio. Richer en cela reven­dique l’influence d’Atteintes à sa vie de Crimp et des iden­ti­tés mul­tiples d’Ann.

Richer contre­dit par son texte ce pro­pos pré­sent dans l’une des séquences :

Peut-être que nos cer­veaux ont été pro­gram­més pour ne pas voir les pauvres.

La pièce montre, tout au contraire, fait voir les rouages de cette société qui rejette jusqu’à l’absurde les laissés-pour-compte. Une vraie scène, selon la logique dra­ma­tique avec des répliques, réunit ainsi une conseillère de l’Office can­to­nal de l’emploi, un équi­valent d’agence de Pôle Emploi et un can­di­dat à qui l’on va repro­cher de ne pas res­pec­ter la période durant laquelle, il doit mener ses recherches de tra­vail.
Si la conseillère (Madame Ger­ber) fait preuve d’humanité, en revanche, sa hié­rar­chie (la supé­rieure) main­tient sa posi­tion : Antoine aura des péna­li­tés sur son allocation.

Au fil du texte, Richer ins­taure comme un jeu de mas­sacre où le cynisme rend la condi­tion des pauvres encore plus ter­rible. La séquence XXII nous trans­porte en jan­vier 2024, dans un quar­tier popu­laire de la ville et connu pour ses vitrines de pros­ti­tuées. Les allo­ca­taires du chô­mage y sont sur­veillés chez eux par des drones capables d’épier le moindre geste sus­pect, remet­tant en cause le sou­tien social. Plus loin, il est ques­tion de se débar­ras­ser des pauvres et vieux :

AVANTETRE VIEUX, UN PAUVRE  CA S’EXPLOITE

PASSE SOIXANTE-DIX ANS CA PASSELA CASSEROLE

Pire encore, à la séquence sui­vante, Richer met en place une scène entre une pré­sen­ta­trice de télé-réalité et un can­di­dat, Gré­goire. Le prin­cipe du jeu est le sui­vant : on lapi­dera un pauvre et s’il sur­vit à cette épreuve, il repar­tira avec un pac­tole en francs suisses ! Un spot publi­ci­taire pro­meut à la suite de l’émission, Swiss­banks­ters, « banque gang­ster » chez qui le citoyen lambda dépo­sera son argent.
Mais Richer choi­sit de lire, pour les édi­tions Espaces 34, la séquence XXVII, celle dans laquelle Anto­nia se débat avec les pré­ten­dues offi­cines sociales, celle de l’Hospice vers lequel la dirige une assis­tante sociale. La voici confron­tée à un monde kaf­kaïen de for­mu­laires. Il faut entrer dans les bonnes cases. Il s’agit en effet d’être un « bon pauvre », se confor­mant aux docu­ments, aux diverses injonctions.

Que faire alors de sa colère ? Que fait le théâtre ? Répondre sim­ple­ment à une com­mande de la ligue suisse des Droits de l’Homme pour ses 90 ans ? Ou faire entendre des voix qui sont peut-être aussi les nôtres ? Les choses changeront-elles ? Faut-il en rire ou en pleu­rer ?
La pièce a été créée à Genève en 2019, au Gütli, dans une mise en scène de l’auteur, avec 5 comédiens.

Un court extrait lu par l’auteur

marie du crest

Jérôme Richer, Si les pauvres n’existaient pas, fau­drait les inven­ter, Edi­tions espaces 34, col­lec­tion théâtre, 2022, 65 p. — 14,50 €.

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