Lauren Delphe, Faite de cyprine et de punaises

Recherche de l’adelphe 

Bien sens en moi que j’en ai la racine
Et au-dehors ne vois effet ni signe
Qui ne soit tout branche, fleur feuille et fruit
Que tout autour de moi elle pro­duit.
Si je cuyde regar­der pour le mieux
Me vient fer­mer une branche les yeux.
Tombe en ma bouche, alors que veux par­ler
Le fruit par trop amer à avaler

Mar­gue­rite de Navarre, Les Mar­gue­rites de la Mar­gue­rite des princesses.

 

À pro­pos du titre, la punaise est un clou et un insecte, ainsi qu’un déno­mi­na­tif péjo­ra­tif ; la cyprine, un mes­sage sexuel phé­ro­mo­nal, une sécré­tion vagi­nale, un mes­sa­ger chi­mique entre femmes — Aphro­dite était sur­nom­mée Cypris. Le tu est la voix d’adresse du pre­mier roman de Lau­ren Delphe, empli d’une fraî­cheur et d’une liberté d’expression inno­va­trices.
La nar­ra­trice (ano­nyme), qui vit en colo­ca­tion avec Octa­via, après avoir quitté son « exe », Mar­cela, se bat dans un uni­vers consu­mé­riste (Mont­réal), prag­ma­tique et vir­tuel, peu­plé d’individus sans cesse bran­chés sur les inter­con­nexions infor­ma­tiques. L’homosexualité fémi­nine est le réfé­rent et le fil conduc­teur du roman, « que le texte tutoie », et qui fait retour sur la com­mu­nauté les­bienne dans une sub­su­ma­tion. Le désir est par­fois inat­tei­gnable, les scènes éro­tiques nom­breuses, entre pleurs, mise à dis­tance et doute : « tu sais que tu ne trou­ve­ras jamais l’amour, même au dénoue­ment de ta comé­die queer­bai­ting ». Cer­tains mots sont scan­dés trois fois, ce qui apporte du rythme au phrasé.

Celle qui parle se décrit comme « un alba­tros aux grandes ailes piteuses boi­tant entre deux contrac­tions mus­cu­laires, une méta­phore les­bienne sans miso­gy­nie bau­de­lai­rienne ». Le récit se fait par­fois road-movie à la façon de « deux gamines qui joue­raient à Thelma et Louise », pour faire halte, entre autres lieux, au « Cagibi, le café végé­ta­rien queer-owned de Mont­réal ». Le sang et l’eau sont des sub­stances récur­rentes — l’alcool éga­le­ment, par­fois la nour­ri­ture -, tout imbibe, suinte, coule, trempe les corps, se coa­gule, à fleur de peau tatouée.
La sexua­lité est décrite crû­ment, la chair exsude. Pri­son­nière d’« un uni­vers vali­diste du ser­vice à la clien­tèle », être mal­adroite est mal vu, mais le pire, c’est d’être han­di­ca­pée. Le confor­misme d’une société amé­ri­ca­ni­sée, capi­ta­liste, dans laquelle le ren­de­ment infirme le bon­heur, s’immisce dans plu­sieurs milieux, et le com­mu­nau­ta­risme rela­ti­ve­ment seg­menté des LGTB en subit les contraintes et les modèles.

Les mots fusent, déboulent, giclent ; brû­lants, émo­tifs. Notons la magni­fique visite vir­tuelle « de l’appartement sur Skype » : « vous étiez toutes les deux si enthou­siastes, devant cette pièce tout droit sor­tie du siècle de Louis XIV, aussi luxueuse et glo­rieuse que les per­ruques du Roi Soleil lui-même, parée de guir­landes de fleurs de lys et d’un papier peint ambré cou­leur cro­quem­bouche (…) des pieds en forme de tête de lion de la bai­gnoire à l’interrupteur peint aux motifs de tour­ne­sols de Van Gogh ». L’amour a « le goût des mochas cho­co­lat noir et cucurma » et le tra­vail à la chaîne un goût de « putré­fac­tion ».
Un par­ti­cu­la­risme lin­guis­tique du Qué­bec pense autre­ment la langue, d’où l’insertion du fran­glais — « cell­phone », « ta bucket », « gate­kee­per », « any­way », « really », « right about now », etc. -, en plus de l’emploi de l’écriture inclu­sive et de la règle de proxi­mité. Mais c’est tou­jours le pro­nom tu en mode de réfé­rence déic­tique qui est utilisé.

Le livre de Lau­ren Delphe témoigne de l’oppression « d’être ban­nie pour goui­ne­rie osten­sible », en plus de l’angoisse du han­di­cap. Donc, in fine, com­ment « com­pen­ser la méchan­ceté d’un monde cruel qui te largue à la pre­mière occa­sion ? » Le sucre, les pâtis­se­ries que la nar­ra­trice ingur­gite ne sont pas sans évo­quer la fré­né­sie com­pen­sa­toire de la jeune femme seule de Je, tu, il, elle de Chan­tal Aker­man (1974). La Conso­la­tion est éga­le­ment le genre lit­té­raire argu­men­ta­tif que l’autrice déploie, pour se sau­ver d’un cer­tain déses­poir.
Des figures extrêmes se heurtent (des sys­tèmes et des milieux contraires, voire oppo­sés) : l’amante « ver­saillaise »/« le patriar­cat cishet pur et dur » ; « le châ­teau de Ver­sailles »/un vieil immeuble ; un bain parfumé/ « une jungle maré­ca­geuse » ; une « nour­ri­ture prin­cière »/« tes packs de Ket­chup », etc. Afin de contrer l’aliénation du labeur haras­sant sous-payé, une cer­taine liberté est per­mise : « À la fin de la jour­née, tu troques ton uni­forme d’employée modèle hétéro pour ton uni­forme de gouine, tenue de com­bat ou deuxième peau ».

Au creux de cette exis­tence alter­na­tive, à la pour­suite de l’adelphe idéale, cette énig­ma­tique diseuse surfe sur Tin­der à la recherche d’une alter ego, dans l’espoir de ren­con­trer des « crushs poten­tielles », essayant de com­bler ses carences affec­tives, pour tout sim­ple­ment se « main­te­nir en vie ».

yas­mina mahdi   

Lau­ren Delphe, Faite de cyprine et de punaises, sept. 2022, éd. iXe, coll. iXe’ prime, 17,00 €.

Leave a Comment

Filed under Romans

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>