Plougrescant contre la note de lecture

 

Je n’aime pas les sou­ve­nirs ni la nos­tal­gie. Ils sont un peu des mala­dies véné­riennes pour qui aurait été amputé des par­ties géni­tales. Un sou­ve­nir, c’est du temps fixé sans sève. La nos­tal­gie, ce sont des sou­ve­nirs déi­fiés sans Olympe.

Se sou­ve­nir rend vieux. La nos­tal­gie amol­lit. Pour­tant, en ce jour bre­ton, où le soleil se cha­maille avec lui-même pour savoir qui res­tera le plus long­temps sur la mer, je me remé­more avec joie ma ren­contre avec une femme dont je reste amou­reux.
Lorsque mon père évo­quait un match de foot­ball sen­tant l’amateurisme, il le défi­nis­sait comme du hour­rah foot­ball. Il y a éga­le­ment du hour­rah amour, sorte de suc­cé­dané d’impromptu éro­tique qui mime, sans éclat, l’amour véritable.

N. m’a réap­pris le pro­fes­sion­na­lisme comme une ber­ceuse océa­nique à l’instar de la poé­sie de Fran­çois Thiéry-Mourelet. Nous nous étions ren­con­trés quelques semaines aupa­ra­vant comme dans les films de Jean-Luc Godard, dans une atmo­sphère d’auto-apprentissage de nous-mêmes comme dans le cinéma de Bela Tarr.
N. était l’anti-chant du cygne. Moi, j’étais l’anti-anti et ce point com­mun de deux syl­labes fut suf­fi­sant pour que nous retrou­vions en Bre­tagne, sur le che­min des doua­niers de la côte de gra­nit rose. N. était magni­fique, un sublime pan de roc échappé de la rive bat­tue. Elle était l’écho bronzé du vent, une sorte d’ajout d’émeraude. Avec elle, rien n’était lit­té­raire, c’est-à-dire que tout était hymnique.

Les vani­teux disent que Pin­dare a tou­jours été mal tra­duit. Les amou­reux affirment que l’amour n’est jamais rechapé et qu’il est par nature bien tra­duit pour ceux qu’il tra­verse.
Ses mou­ve­ments étaient des secondes sans écou­le­ment. Son rire fusait sur les vagues qui, par crainte d’être ridi­cules, se repliaient sur elles-mêmes dans un indé­fini res­sac. Ses yeux étaient des « mon dieu, mon dieu ! » où l’admiration excla­ma­tive por­tait plainte contre l’admiration et l’exclamation trop timides. Elle était telle que la beauté sera. Elle demeure telle qu’elle la devinera.

Embras­ser N., à Plou­gres­cant, a rejeté le néant bien en amont de la créa­tion si l’on consi­dère que le mal est ce qui reste d’avant la créa­tion. Ses bai­sers ont mis à bas mes sui­cides qui, la queue entre les jambes, ont rem­bo­biné mal­adroi­te­ment leur ren­gaine. Sou­vent, je rêve de cette jour­née abso­lu­ment non-littéraire, non-articulable dans un article.
Elle conte­nait en elle toutes les sui­vantes et c’est un peu la vaillance de cet amour de suite comme on parle d’esprit de suite. Plus de cinq ans après, N. est tou­jours ma com­pagne. A mes yeux, elle n’a rien perdu de cette élé­gance d’être qui est une pro­vo­ca­tion à aimer. Sans amer­tume, sans nos­tal­gie, elle est ma chro­nique lit­té­raire de prédilection.

Depuis dix jours, je ne lis rien. Je n’ai de goût que de mer dont je fiance les écailles trans­pa­rentes qui, désor­mais, loin de N., prennent leurs aises comme des revanches. Je me sers des verres de fac­teur et j’aime en silence. Si les hommes ne sont que des morts qui ne sont pas encore en fonc­tion, l’amour à Plou­gres­cant s’oppose à toutes les médiocres iro­nies.
Je sou­haite à tous de vivre ce moment d’éternité qui per­met de détri­co­ter toutes les layettes des ins­tants quotidiens.

Promenez-vous, main dans la main, sur un sen­tier non balisé, dans l’odeur des gouffres et l’outrecuidance d’un soleil sin­geant le chi­chi, arrêtez-vous sur un rocher et embras­sez votre com­pagne en lui cares­sant les seins et vous sai­si­rez à quel point la lit­té­ra­ture est un bla­son psy­chia­trique que le porte-drapeau des dingues déploie au-dessus de l’étendard des givrés, une manière de pâte molle glis­sant le long de vos neu­rones et qu’il y a mieux, cent fois mieux, dans la vie, que cette dégrin­go­lade : il y a, ren­con­trer N. en repliant tous les mis­sels en prose, tous les « j’ai lu cela » et les anté­pénul­tièmes bré­viaires.
Cette com­pagne est une marche au bord de la mer, éloi­gnée de tous les culs-de-plomb que la mous­tache de Nietzsche a, un jour, cha­touillés. Et seules les marches comptent encore : c’est pour­quoi Plou­gres­cant sera tou­jours opposé aux notes de lecture.

Quand la lit­té­ra­ture et l’amour sont ton sur ton, seul l’amour en réchappe car la lit­té­ra­ture est une flam­beuse qui se sert de l’amour sans le ser­vir et de cette liai­son cra­pu­leuse la lit­té­ra­ture sort per­dante, à de rares excep­tions près comme pour le roman d’amour de Mar­cel Moreau.

Valéry Molet

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