Nectar langoureux pour cérémonie secrète : dans le bain de Rita Renoir (entretien)

Graphiste et des­si­na­trice d’exception, Rita Renoir joue de l’exhibition des sou­ve­rains pon­cifs d’une beauté condi­tion­née. Mais elle brouille leurs cartes, les iro­nise pour redon­ner aux femmes de l’atout. Ses des­sins deviennent des pièges à voyeurs. Ils res­tent aussi des sur­faces de répa­ra­tion pour que leurs bulles éclatent.
Jouant d’images de Bri­di­nettes débri­dées (jute ce qu’il faut car ce sont les demoi­selles des revues dites de charme), Rita Renoir les montre, à l’aise dans leur chair, leur âge, leur cou­leur. A sa manière, elle rap­pelle à l’ordre les démons du mar­ke­ting qui cherchent dans l’image de quoi satis­faire uni­que­ment un être uni­di­men­sion­nel voué à des pré­sences cosmétiques.

Ici, s’il semble être ques­tion de don­ner au voyeur de quoi se sen­tir à l’aise, se moquer de lui est tout autant néces­saire. Hôte des bois de l’artiste, il est joué autant par l’exhibition que la drô­le­rie. C’est ainsi — et sans qu’il le sachent — que sur de tels corps et gra­phies glissent des tor­tues de « mère », des pleu­rotes et vipères. Fan­tô­mette est bien vivante : se res­pire en elle l’indécence mais tout est bon dans ses jam­bons et dans sa char­cu­tière.
Ils rachètent les péchés de ceux — anges ou démons — qui, fré­né­tiques, cherchent dans l’image de quoi se satis­faire. “Bon appé­tit Mes­sieurs” comme aurait dit Ruy Blas.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Une folle idée à mettre en route de toute urgence ou la cha­leur d’un beau rayon de soleil qui pénètre ma chambre et se glisse jusqu’à mon lit.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je me suis ren­due compte, il y a peu, que j’avais réussi à en réa­li­ser cer­tains. Même si les rêves en ques­tion sont fina­le­ment assez éloi­gnés de la réa­lité. Les autres se sont envo­lés au fil du temps.

A quoi avez-vous renoncé ?
Au confort d’une cer­taine sécu­rité pro­fes­sion­nelle et amou­reuse pour une vie d’équilibriste sur un fil.

D’où venez-vous ?
Du quar­tier latin à Paris.

Qu’avez-vous reçu en “héri­tage” ?
Une bonne dose d’autodérision pour trou­ver matière à rire même dans les moments sombres. Un cer­tain goût pour la dis­cré­tion et le secret afin de ne pas être jugée en per­ma­nence à cause de mes excen­tri­ci­tés de fille “alien-née”. Un bon sens de l’observation et de l’écoute qui sont bien sou­vent les bases de mon inspiration.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Col­lec­tion­ner les petits détails inso­lites du quo­ti­dien au gré de mes balades : un nom de rue amu­sant, une per­sonne à la tenue extra­va­gante, une situa­tion inédite, des mots d’amour ou d’amitié gra­vés sur un arbre, la jolie forme d’un nuage, des cou­leurs, des saveurs, des odeurs…

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Je ne suis pas cer­taine que ce soit à moi de répondre à cette ques­tion. Même avec beau­coup de recul, il me semble que mon regard serait for­cé­ment biaisé. Au-delà de la com­pa­rai­son avec les autres artistes, ce qui m’importe sur­tout à l’heure actuelle c’est de tra­vailler à des pro­jets qui me ressemblent.

D’où vous vient la magie éro­tique de votre gra­phisme ?
Si je me décide à révé­ler tous mes vilains secrets de sor­cière, serai-je tou­jours capable d’ensorceler l’oeil du spec­ta­teur à l’aide de ma magie éro­tique ? Plus sérieu­se­ment, je ne sais pas si ça tient de la magie ou pas mais voici com­ment je pro­cède. Tout d’abord je tra­vaille volon­tai­re­ment dans un uni­vers très épuré en jouant avec lignes et contrastes pour aller à l’essentiel. Pour moi, c’est impor­tant de ne pas for­cé­ment tout dire pour lais­ser de la place à l’imagination.
Dans le domaine sen­suel et éro­tique j’utilise prin­ci­pa­le­ment le noir, le blanc et le rouge par petites touches, pour sou­li­gner cer­tains détails, les mettre en valeur. His­to­ri­que­ment, ces trois cou­leurs ont été les toutes pre­mières à être maî­tri­sées et uti­li­sées. Elles ren­voient à des sen­ti­ments d’ordre pri­maire : obs­cu­rité et clarté pour le noir et le blanc, le feu ou le sang pour le rouge. C’est pour cette rai­son que je les trouve si inté­res­santes sym­bo­li­que­ment en matière d’érotisme.
J’aime ajou­ter des détails incon­grus pour créer la sur­prise, uti­li­ser une forme de sur­réa­lisme poé­tique par l’emploi de méta­phores. C’est très libé­ra­teur. C’est ainsi que je m’amuse à trans­for­mer un phal­lus en sucre d’orge, que je des­sine le sexe fémi­nin comme un nec­tar liquo­reux à dégus­ter, que des poils pubiens peuvent retour­ner à l’état sau­vage ou deve­nir laine à tri­co­ter des cache-sexes. J’aime beau­coup l’idée d’illustrer l’érotisme sous ce prisme, sur­pre­nant et lou­foque et pour­tant si évocateur.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
En la Plaza, femmes à la balus­trade du peintre Kees Van Don­gen. Une repro­duc­tion de ce tableau sur­plom­bait le lit d’une des chambres dans la mai­son de mes grand-parents. Lorsque j’étais petite fille, dor­mir juste en des­sous d’une dame à la che­ve­lure si sombre et au sou­rire que j’imaginais féroce, était une source inta­ris­sable de rêves et de cau­che­mars tous plus étranges les uns que les autres.

Et votre pre­mière lec­ture ?
“Les contes de la rue Broca” de Pierre Gri­pari. Un joyeux mélange de vie quo­ti­dienne et de fan­tai­sie, un uni­vers dans lequel je pou­vais faci­le­ment me pro­je­ter et rêver.

Quelles musiques écoutez-vous ?
En ce moment une play­list un peu fou­traque avec Some­thing More d’Emilie Simon, Ligh­thouse de Patrick Wat­son, Para­dise de June Cocò, Avril et toi des Ogres de Bar­back, Le che­veu blanc de Loïc Lan­toine, Vejo Pas­sar de Dom la Nena , Ride your heart de Blea­ched, It’s all over now de Van Mor­ri­son, Angeles d’Elliott Smith, Without her de Harry Nils­son, The Curse d’Agnes Obel, In a sen­ti­men­tal mood de Duke Elling­ton et John Col­trane, All Blues de Miles Davis, Le dic­tion­naire Larousse de Mans­field Tya…

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je suis un peu une sorte de lec­trice com­pul­sive. Si un texte me parle, j’ai besoin de le lire et relire, de le sucer jusqu’à la moelle. Dans mes livres dou­dous, il y a beau­coup de romans ou de recueils de nou­velles de Colette, comme La Vaga­bonde ou Le Voyage égoïste. C’est mon autrice pré­fé­rée. J’aime son écri­ture, fémi­nine, sen­suelle et gour­mande, mais aussi pleine d’indépendance et de liberté. J’ajouterais aussi quelques volumes des Rougon-Macquart d’Émile Zola ; pro­ba­ble­ment Le Ventre de Paris, Pot-Bouille, La Faute de l’Abbé Mou­ret.

Quel film vous fait pleu­rer ?
La leçon de piano de Jane Campion.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir, qui voyez-vous ?
Une femme fati­guée qui se cache der­rière des yeux rieurs.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je n’ai pas de réelle dif­fi­culté à écrire. L’écriture m’aide sou­vent à orga­ni­ser mes pen­sées. En revanche, j’ai beau­coup plus de mal à for­mu­ler mes envies à voix haute.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
L’Aiguille Creuse racon­tée par Mau­rice Leblanc ou quelques sou­ve­nirs de mon ado­les­cence char­mée par les aven­tures d’Arsène Lupin.

Quels sont les artistes dont vous vous sen­tez proche ?
J’aime par­ti­cu­liè­re­ment le style très épuré de René Gruau. Je suis une fan incon­di­tion­nelle de Tomi Unge­rer que j’admire non seule­ment pour ses enga­ge­ments mais aussi pour l’incroyable jeu­nesse et l’humour mali­cieux qui res­sor­taient dans la plu­part de ses illus­tra­tions. C’est en obser­vant son tra­vail que je me suis auto­ri­sée à des­si­ner de manière beau­coup plus libre en sui­vant mon ins­pi­ra­tion et mes envies per­son­nelles en prio­rité. Je vais éga­le­ment citer les poé­tesses, Maram Al Masri, et Denise Dubois Jal­lais. Je trouve leur recueils Cerise rouge sur car­re­lage blanc et Exal­ta­tion de la vie quo­ti­dienne par­ti­cu­liè­re­ment inspirants.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un grand bol d’air iodé au bord de l’Atlantique et un sou­rire affec­tueux. Peut-être un peu de répit éga­le­ment : ces der­nières années, le moment de mon anni­ver­saire a sou­vent été terni par des évé­ne­ments dou­lou­reux. J’éprouve donc tou­jours une petite appré­hen­sion à l’idée de le fêter.

Que défendez-vous ?
Le droit à la différence

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Elle est dure cette phrase. Dans les moments de grosse déprime ou de luci­dité, elle me semble assez vraie. Quand je retrouve suf­fi­sam­ment d’amour pour mes sem­blables, j’ai au contraire envie de la reje­ter en bloc.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
42.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
J’ai eu la sen­sa­tion bizarre de me débou­ton­ner un peu plus avec cet amu­sant ques­tion­naire inha­bi­tuel et fina­le­ment assez per­son­nel. Je pen­sais pou­voir répondre assez rapi­de­ment et j’ai dû fina­le­ment prendre le temps de faire un peu le tri de ce que je sou­hai­tais lais­ser trans­pa­raître de la per­sonne bien réelle cachée der­rière les jolis atours de plumes et de paillettes de l’artiste. J’en suis encore toute émo­tion­née. Alors je vais plu­tôt choi­sir de gar­der une part de mystère…

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 25 octobre 2021.

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