Paul Celan , Cahier de l’Herne

Paul Celan : mère la langue

Pour lire Celan, il faut parait-il des expli­ca­tions. Cette plai­san­te­rie vaut bien une ana­lyse.
De la Rou­ma­nie aux eaux de la Seine, le Cahier de l’Herne, en donne plu­sieurs selon un accent géo­gra­phique d’Est en Ouest au sein d’un tra­jet à mul­tiples dimen­sions — inter­pré­ta­tions de poème, réflexions, textes inédits ou peu connu, lettres dont  celle à sa mère qui clôt le cor­pus en prou­vant que lorsque le sens se perd la seule res­source est l’appel à celle qui resta majeure dans l’existence et la poé­sie de l’auteur.

La shoah n’est certes pas oubliée. Elle est la rup­ture essen­tielle dont la poé­sie doit abso­lu­ment tenir compte contre le silence et ce, à tra­vers la langue de cette mère : l’allemand. La langue est donc poé­tique et mater­nelle mais aussi celle des meur­triers (qui tuèrent ses ascen­dants directs). C’est pour­quoi elle s’inscrit dans  un com­bat. Le créa­teur la tra­verse  là où se dis­tinguent  “poèmes de vie et poèmes d’existence”.
C’est de la vie que tout part mais le poème s’en dépar­tit pour aller à l’existence.  Elle devient une sorte de vie autre. Si bien que les poèmes de Celan ne sont jamais bio­gra­phique — même si le bio­gra­phique est néces­saire pour com­prendre le poète. D’autant que pour lire Celan il faut rete­nir sa judéité et ses lieux. Il vient d’un ter­ri­toire par­ti­cu­lier que la poé­sie déploie en un mou­ve­ment d’extraction du vécu.

Mais Celan ne cesse de jouer avec le dis­cours por­teur de mort. Sa langue en fait l’expérience tout en s’y oppo­sant comme le prouve ce Cahier de l’Herne. Il per­met de com­prendre que si la langue du poète est de l’allemand, elle appar­tient à son champ sans en être. Et ce,  à tra­vers des “pro­to­par­ti­cules” pour la refaire du dedans. Cette langue est donc “supé­rieu­re­ment” de l’allemand. Elle s’enrichit de mul­tiples lec­tures et  est réin­ter­pré­tée avec vir­tuo­sité en ce qui devient un “contre dis­cours” empreint d’agressivité et de ten­dresse.
Toute la poé­sie de Celan reste dans cette ten­sion. Et le poète tend la main même à Hei­deg­ger et aux sui­veurs de l’ “arye­nité” épou­van­table. L’auteur, pour leur par­ler, met son armure et leur lance des flèches contre leur trai­te­ment lin­guis­tique en sa radi­ca­lité et sa sin­gu­la­rité.  Il ne détruit donc  pas l’allemand mais un cer­tain dis­cours. Et le soli­taire s’adresse à d’autre soli­taires pour res­ti­tuer son expé­rience dans un geste d’explorateur du lan­gage comme Joyce ou Dickinson.

Le cen­te­naire de la mort de Celan est donc salué comme il se doit par ce Cahier. Pré­cis, docu­menté  il rap­pelle que le poète ne pou­vait écrire les mots “exter­mi­na­tion” ou “géno­cide” et même “juif”. Mais il a trouvé des accents cri­tiques pour aller plus anté­rieu­re­ment que la langue du XXème siècle. Ce qui donna lieu d’ailleurs à des méprises de poètes ber­li­nois d’après-guerre. Ils esti­mèrent que Celan était un traître à  la langue. Preuve qu’ils ne com­prirent pas son  “envers du souffle”.
Sa  langue dans sa vir­tuo­sité tient debout au-delà des bles­sures et de la simple élé­gie.  Les évè­ne­ments de la vie du poète per­mirent de tout rejouer — même la mort.

Et  ses poèmes res­tent des petites scènes autour de quelque chose de concret et dépassé.
Existe là une his­toire maté­rielle plus qu’idéaliste de la langue et où la cause juive rejoint celle de tous ceux qui sont sacri­fiés et dont la mère reste “l’étoile ronde”.

jean-paul gavard-perret

Paul Celan, Cahier de l’Herne, Dirigé par Ber­trand Badiou, Clé­ment Fra­din et Wer­ner Wöger­bauer, édi­tions de l’Herne, sep­tembre 2020, 256 p.

1 Comment

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One Response to Paul Celan , Cahier de l’Herne

  1. Villeneuve

    De tra­di­tion her­mé­tique et sym­bo­lique moderne l’œuvre de Paul Celan reste , mal­gré les dou­leurs de l’holocauste , l’expression majeure alle­mande devant la colos­sale renom­mée de Rilke . Dépres­sif , créa­tif et tra­duc­teur de Jacques Dupin le poète rejoint Bau­de­laire . JPGP trans­crit toutes les fraternités .

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