Jean-Louis Poitevin, Jonas ou l’extinction de l’attente

Le gno­mon insaisissable

Une longue quête sous forme “d’aventures” anime cette révi­sion du mythe et de l’histoire de Jonas. Le héros per­met à tra­vers sa nou­velle his­toire concoc­tée par Jean-Louis Poi­te­vin de remon­ter l’Histoire, ses cen­sures, ses meurtres, ses contra­dic­tions là où la mal­trai­tance de Jonas fut un phé­no­mène parmi d’autres. Mais ses trau­ma­tismes et ses amné­sies suivent ici leur cours.
Sans savoir si tout semble avoir une fin au nom de l’amour que cer­tains sauveteurs/sauveurs por­te­raient aux humains. Rares sont ceux qui pour­raient appor­ter aux enfants la confiance et l’amour dont ils ont besoin comme la baleine pre­mière le fit pour le Jonas originel.

Bref, rien n’est acquis dans une telle “théo­ra­pie” mythique puisque le récit se ter­mine par des der­niers mots de doute suprême. Le texte quant à lui ouvre des voies inté­res­santes pour l’accès à l’univers des dou­leurs, des affec­tions col­lec­tives et indi­vi­duelles dans ce qui tient d’une sorte de traité des pas­sions et de la nature humaine et ses fon­de­ments.
Et ce, au moment où,par les gouffres où fut avalé Jonas, l’être est jeté hors de lui et enlevé à lui-même pour entrer dans un autre registre de langages.

Le par­cours et sa “nar­ra­tion” rendent compte de divers effon­dre­ments contre les­quels le nar­ra­teur lutte en deve­nant par­fois le bouc-émissaire de ceux qui semblent lui accor­der leurs grâces dans une telle vue du conte qui rend aussi compte du corps même, et du corps qui pro­duit le corps.
Poi­te­vin ouvre au dis­cours une situa­tion de pen­sée qui se retourne sur son néant. Elle est ratu­rée loin de tous rac­cour­cis et approxi­ma­tions faciles par ce trans­fert des temps anciens au temps pré­sent, d’une Ninive per­due à celle d’aujourd’hui que l’auteur habille d’une manière noire au sein du soleil des déserts.

Un tel texte est moteur. Il porte le virus mor­tel aux lan­gages tota­li­taires qui ont « construit » (ou « monté » si on reprend un terme clé et cher au phi­lo­sophe Faye) Jonas en accé­lé­ra­teur de l’histoire qui vien­drait contra­rier la péren­nité de l’Etat-fort, absolu. La dyna­mique reste omni­pré­sente. Elle per­met de reje­ter la pen­sée qui enferme, retient.
Poi­te­vin pos­sède pour cela la luci­dité néces­saire même s’il ne cherche jamais à rendre son « trait » intelligent.

Il cultive aussi une force de nar­ra­tion et un lyrisme qui redonnent vie à la phi­lo­so­phie de l’histoire dont l’auteur, en repre­nant le mythe, en “change” la forme. Il l’extrait du contrôle men­tal qui enlève la vie. L’auteur invente en consé­quence une autre impul­sion, une autre direc­tion à la pen­sée que celles des idéo­lo­gies tota­li­taires qui par­courent cette fic­tion.
Elle devient dans son souffle com­pa­rable à une sara­bande pleine d’inattendus en divers enchaî­ne­ments là où des reli­gions reviennent par le futur en un retour qui se fait par le guerre et le pou­voir de tuer.

Le livre avance contre les effets de lois qui retiennent, annon­cia­trices des fins des temps pour per­mettre au dis­cours tota­li­taire de trou­ver sa jus­ti­fi­ca­tion et de se pour­suivre au sein de l’immobilité. Mais Poi­te­vin secoue cette caresse insi­dieuse de l’indicible fomen­tée par des concepts tota­li­ta­ristes aussi dila­tés qu’elliptiques afin que sur­gisse per­fi­de­ment et insi­dieu­se­ment la mort de l’être au nom d’une reli­gion d’empire total.
Por­tant le faix et la pro­fu­sion “confu­sible” des lan­gages tota­li­taires en fili­grane, l’auteur montre com­ment résis­ter à leur inféo­da­tion. Même si le livre se ter­mine tra­gi­que­ment, il évoque néan­moins com­ment venir à bout des logos qui réi­fient (donnent le change) au lieu de trans­for­mer (don­ner du change) au monde.

D’une cer­taine manière, Poi­te­vin ose le noir de la phi­lo­so­phie dou­teuse (enten­dons celle d’Heidegger) non pour fondre en sa lumière sombre mais pour la démon­ter et ébran­ler le théâtre de ses appa­ri­tions.
De la spé­cu­la­tion nar­ra­tive du texte sur­git du tout autre : celui de l’ordre de l’enjambement, de la méta­phore de l’être face aux céré­mo­nies du chaos telles qu’Heidegger les construi­sit dans l’inconsolable perte d’avoir dû quit­ter un para­dis uté­rin de l’Etat-total qu’il rem­plaça par l’Etat totalitaire.

Et si par­fois le roman­cier se veut dur comme une pierre du désert, en celle-ci demeure une fon­taine de vie prête à jaillir. L’auteur iro­nise ou montre la haine que Jonas traîne par­fois der­rière lui. Refu­sant d’incliner vers l’inféodation, il démonte ce qui dans une phi­lo­so­phie blesse, anni­hile, étouffe à tra­vers des suc­ces­sions de figures et de para­vents.
Il brise les illu­sions d’alouettes des esclaves en créant ce que Prigent pour­rait appe­ler un babil radi­cal et dan­ge­reux pour l’ordre établi.

Poite­vin avance ainsi dans la déli­vrance et la sépa­ra­tion, bref contre “l’extinction de l’attente”. Le “geste” phi­lo­so­phique veut donc la liberté et l’ardeur pour som­mer et par­fois assom­mer les concepts jusqu’à par­fois les reti­rer de leur immo­bile splen­deur. Le corps en ses désirs semble mar­cher en avant de lui-même là où Poi­te­vin par son écri­ture écla­bous­sante en retire l’écume comme on reti­rait jadis la peau sur le lait.
Le mou­ve­ment même du texte reste donc la chan­son de geste de la vie. Elle per­met de visua­li­ser des cir­con­vo­lu­tions impli­cites des dis­cours tota­li­taires d’hier et d’aujourd’hui jusqu’à for­mer un immense oignon où se super­posent bien des gangues. Face à eux demeurent l’espace et le temps dans l’assomption du sen­sible et de l’intelligence.

Les mots de Poi­te­vin s’inscrivent donc dans un avè­ne­ment qui, face au plomb d’une pen­sée mor­ti­fère, vibre dans la forêt des lignes
Que faut-il y voir sinon la source du « vrai » langage ?

lire notre entre­tien avec l’auteur

jean-paul gavard-perret

Jean-Louis Poi­te­vin, Jonas ou l’extinction de l’attente, Tin­bad, coll. Roman/Tinbad, Paris, 2021.

2 Comments

Filed under Chapeau bas, Romans

2 Responses to Jean-Louis Poitevin, Jonas ou l’extinction de l’attente

  1. marie-paule Farina

    Très belle recen­sion. Merci Jean-Paul Gavard Perret

  2. Villeneuve

    Mais Poi­te­vin , Poi­te­vin c’est divin ! JPGP stylé nous en donne quelque idée . Com­bien suis-je demande le fils spi­ri­tuel de Musil ? Mais Mon­sieur vous êtes TOUS ! Et nous en sommes benaises !

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