J’avais beaucoup d’impatience de recevoir le livre de Denis Guénoun, j’avais hâte de découvrir cet auteur, à la fois essayiste, enseignant, dramaturge et metteur en scène. Et même si cette pièce a été mise en scène en 2000, elle ne se perd pas dans le maelström du temps et des modes. Elle reste vraie.
D’ailleurs, le ton y est si personnel, et l’histoire si intime, que la question du temps — non pas au regard des années qui ont vu sommeiller cette œuvre -, avec son corollaire de perceptions et de mémoire — celle de la vraie histoire de ce drame -, nous atteint par sa simple intention mémorielle.
L’on y voit la fin d’un monde, celui de l’adolescence, et avec elle, la fin d’une vie qui semblait heureuse en Algérie. Car c’est là le nœud gordien que la pièce tranche. Sans incriminations, juste grâce à une forme de réponse que se donne l’auteur à lui-même, fin de partie en ce pays devenu en un sens un pays étranger, davantage touché par l’étrangeté que par l’oubli.
L’on s’y retrouve comme Marguerite Duras s’est peut-être retrouvée dans la mise en scène de sa mère luttant follement contre le Pacifique, dans sa pièce L’Eden cinéma. Quoi qu’il en soit, c’est à une irrémédiable perte que nous avons à faire, la perte d’un âge, de l’idylle d’une terre, une perte des paysages, perte d’une époque, perte d’un lieu, perte de soi, perte des symboles, ceux de la Méditerranée, des chemins poussiéreux de l’Algérie de 1962.
La pièce joue sur cette limite, à la fois temps de catastrophe et temps béni, temps politique et temps intime. Du reste, l’auteur m’a signé une dédicace, dont je retiens cette simple expression pleine d’indications, où il m’espère attentif « à tout cela ».
Ce « tout cela » n’est pas le « c’est bien, ça » de Natalie Sarraute. Il dit au contraire que toute chose nébuleuse, tout travail d’appropriation d’une empreinte, peuvent être accomplis par la littérature, par le théâtre, vie de la vie, double de la vie devenant vie.
Le théâtre est un lieu approprié. L’on peut se reconstruire grâce à la scène. On s’y construit d’ailleurs depuis toujours, à la fois comme cessation de tout théâtre dont la crise essentielle dure, et avec ces liens résiliant à soi, le soi cathartique du spectateur, et le soin dont a besoin le dramaturge. L’auteur se répare en écrivant ce temps irrésolu qui est le sien — et il en est de même, sans doute, pour chacun des dramaturges qui jette sur le théâtre une vérité prompte et claire.
Scène appartient un peu à La cerisaie par ce sentiment des choses qui s’éloignent, l’engloutissement d’un monde, le saut en avant dans le vide d’une société entière. Il y a aussi un peu de La peste, par cette description du milieu des européens, des Juifs, des colons vivant la révolution nationale algérienne avec leur propre stupeur, leur propre tremblement. Ou bien, comme contact avec le biotope méditerranéen, le background émotionnel des Vitelloni ou plutôt de Amarcord.
Il est très net que l’on balance de la grande à la petite histoire. D’un côté s’écrivent les accords d’Évian, et de l’autre se déroule l’histoire individuelle du récit de la pièce où Denis Guénoun n’hésite pas à nommer ses personnages : Moi, Maman, Grand-Père… Le pays en question est le sien, et déjà également tiers. La langue est maternelle et, en ce pays-là, on ne parle pas la même langue. C’est surtout ce qui me frappe à la lecture de certains romans de Camus, l’impression de strates imperméables, ou de ceux d’Albert Memmi et son Tunis stratifié.
Mais, quel Nô est-ce là ? Un théâtre capable de poétiser le monde ? Légendes ou réalités sentimentales ?
Archétypes simplement, comme le préconise Ionesco dans ses Contre-notes ?
DANIÈLE
c’était un jour rare
MOI
oui un moment d’épopée
en général les après-midi
planait un temps un peu vide
suspendu
le temps comme arrêté sous la canicule
entre les lauriers roses
de la Terrasse
Apparitions des disparus, disparitions des bons et des mauvais fantômes, fiction à l’écoute de la vérité et de la véridicité de la vie de l’écrivain ? En tout cas, souvenir. En tout cas, nouveauté toujours de l’enfance dans l’histoire de soi-même.
Réalité historique suffisamment proche et lointaine pour parler de la douleur. Ici, on ne déconstruit pas. On agit. On donne sens.
didier ayres
Denis Guénoun, Scène, éd. Comp’Act, 2000.