« Mettez votre jeune doigt sur ces vieilles lettres et lisez. »
Le Premier Livre des Contes perdus est une suite de contes relatant l’histoire du monde en son premier âge, dans l’univers fictif de Tolkien. Comme pour l’essentiel de son oeuvre, ces textes furent publiés par son fils Christopher après sa mort. Mais, à la différence du Silmarillion, la somme aboutie, où les mêmes contes sont censés être organisés dans leur forme la plus achevée, le Premier Livre des Contes perdus reprend l’histoire du monde par des écrits datant des années 1930, soit dans leur version la plus originale.
Ce qui met aux prises le lecteur avec un style volontairement archaïque et travaillé, comme l’indique la très intéressante note du traducteur en français, Adam Tolkien, et avec un contenu largement différent de celui du Silmarillion. Car l’auteur dans sa création n’a jamais cessé de reprendre et de réécrire la même histoire. Le Silmarillion en est le récit condensé, et les Contes perdus une somme de textes riches et touffus, dont diffèrent les noms propres et la focalisation.
Car, nécessairement, le récit ne s’attarde pas sur les mêmes points d’une version à l’autre. Par exemple est détaillée la capture de Melko, le dieu du mal, alors qu’elle est mentionnée seulement dans le Silmarillion. Ainsi est-il donné au lecteur de voir par quel chemin et par quel travail déductif, de l’une, l’autre oeuvre a été publiée. D’ailleurs, chaque conte est suivi d’un commentaire presque exclusivement comparatif de l’éditeur.
On trouvera donc d’autant plus d’intérêt à lire les Contes perdus si l’on a en tête les textes du Silmarillion, l’oeuvre soeur. Ces contes étant développés et leur narration mise en abyme par les personnages d’Eriol le voyageur et de ses hôtes, ils semblent plus autonomes car plus consistants par rapport à leur version tardive, et en même temps liés entre eux par le récit parallèle du séjour d’Eriol.
Mais les Contes perdus ne sont pas qu’une version originale du Silmarillion, où serait donné au lecteur de l’approfondir. Leur correspondance doit mettre en relief leur génie respectif. Le Silmarillion commence par le commencement. Il interdit toute médiation entre le récit et le lecteur, tout en ne cessant jamais de les mettre à distance, par la mise en profondeur du récit, et donc, de plonger son lecteur dans les temps reculés et fictifs qui lui servent de cadre. Les Contes perdus quant à eux prennent l’histoire par la fin. Ils ramènent et convoquent le récit au temps du séjour d’Eriol, et ainsi, détachent l’histoire racontée du récit qui la relate.
Par ce procédé inverse, l’histoire donne au récit sa qualité de conte. Elle est enfouie pour être découverte et découverte pour être enfouie. Et c’est elle qui se plonge dans le présent. C’est le Premier Âge qui se donne à lire au lecteur compagnon d’Eriol. Tel est le génie des Contes perdus. Il est proprement littéraire car il est proprement fictionnel. L’auteur crée sa propre temporalité. Et dans cette illusion du temps, il plaque une ancienneté factice au monde, tout en feignant de mettre à jour son histoire. Il fait des Contes perdus un jeu de distances où l’histoire oscille entre son déroulement et son récit, et reste dans cette position si ambiguë et si intermédiaire.
Tolkien joue avec le temps sans doute plus qu’avec la chronologie de son univers. La narration est à elle seule une stratégie par laquelle il élabore cet univers, stratégie suprême, puisqu’elle en établit le cadre, la forme la plus fondamentale. Dans les Contes perdus, le lecteur retrouvera donc le même degré d’imagination que partout ailleurs dans l’oeuvre de Tolkien. Mais il trouvera aussi que le temps est sa fiction véritable.
enzo michelis
J.R.R Tolkien, Histoire de la Terre du Milieu. Premier Livre des Contes perdus, Pocket, 2015, 384 p. — 7,50 €.