Richard Millet, Rouge-gorge

Soleil noir de l’avènement ou les hori­zons per­dus de l’écrivain

Quit­tant l’actualité et ses approxi­ma­tions, Richard Millet pro­pose ici un rap­pro­che­ment à plus long terme de manière poé­tique. Elle per­met de per­ce­voir l’originalité d’une oeuvre par rap­port à la lit­té­ra­ture « ambient » (il y a en effet une lit­té­ra­ture « ambient » comme il existe une musique du même nom). L’auteur revient aux temps sinon enchan­tés du moins « chan­tés » : celui de Siom, vil­lage ima­gi­naire, à « clé » et miroir lit­té­raire de Viam en Cor­rèze, lieu natal de l’auteur.
Le texte devient le rap­pel des voix per­dues de l’enfance. Elles com­posent selon Millet « un chœur antique » qui hante ce qui reste — à tra­vers une forme de récit ou réci­ta­tif — un long poème en prose. S’y font jour les fon­de­ments, les racines de l’œuvre. Millet laisse suin­ter à tra­vers ces figures du passé et avec pudeur ses rap­ports au temps et à la mort.

Quit­tant tout roman­tisme, idéa­li­sa­tion, comé­die, cynisme que sou­vent la cri­tique lui reproche, l’auteur fait de son livre un de ceux (rares) qui se tiennent au plus près des véri­tés sin­gu­lières de l’affect là où il ne s’agit pas d’écrire ce qu’on invente, pas même ce qu’on vit, mais ce qu’on sait.
Par­lant de celui qui, quoique son cadet, avait décou­vert le temps avant lui, l’auteur écrit : « Le pre­mier, il avait tenu cet or dans sa paume ; puis il était des­cendu dans le fleuve au bord duquel les hommes rient ou gémissent en oubliant ce qu’ils sont (…). Il était trop petit pour sou­te­nir ce qu’il avan­çait. Il pré­ten­dait pour­tant n’être pas tout à fait ce que les mots font de nous ». Pour autant, le sujet du livre reste son écri­ture. Par sa rete­nue exem­plaire, une émo­tion ambi­guë fait retour.

Millet sait que la lit­té­ra­ture — lyrique ou non — implique des lois qui ne sont pas si simples à cas­ser. Il en trouve une par le poème en prose. Plu­tôt que de « contex­ter » le dire dans l’anecdotique, l’auteur par une voie « fabu­leuse » tra­vaille une autre ambi­tion que le simple aveu bio­gra­phique. Ce trai­te­ment crée un avè­ne­ment par écla­te­ment de l’événementiel.
Evo­quant encore de son cadet, il écrit : « Il sen­tait la fou­gère, la myr­tille, la tourbe, et y voyait à tra­vers les hal­liers et les ronces. Il par­lait comme les arbres qui remuent dans le vent du soir. On le com­pre­nait sans tout à fait l’entendre. Ses mots sem­blaient des oiseaux tom­bant sous la nuée. » Les ins­tants d’années plus que des ins­tan­ta­nés se recons­truisent à tra­vers un réseau de réso­nances et de recon­nais­sances plus sub­til où l’histoire indi­vi­duelle ren­voie à une expé­rience plus générale.

Tout un méca­nisme de recons­truc­tion défi­nit ce livre qui – et contrai­re­ment à la lit­té­ra­ture pure­ment auto­bio­gra­phique – croit moins à l’événement qu’à sa dimen­sion plus pro­fonde. Le flé­chage du récit devient plus puis­sant. Si bien que la « marche » de l’auteur est com­pa­rable à celle du héros de Kafka de «L’Amérique » par sa manière de trai­ter l’affect là où tout, et para­doxa­le­ment, porte à aller de l’avant et non vers le passé. La fic­tion ou la bio­gra­phie n’est plus intros­pec­tive mais pros­pec­tive. Ce qui la struc­ture n’est pas le rap­pel d’une “fac­tua­lité” : l’écriture fait fonc­tion­ner le livre vers quelque chose qui lui échappe.
A ce titre, l’écriture dépasse poé­ti­que­ment le bio­gra­phique. Millet n’évoque pas le passé comme si la par­ti­tion était déjà écrite. Il la reprend, la dégage des phé­no­mènes « réa­listes » non pour les abs­traire mais pour leur don­ner cette dimen­sion poé­tique. L’auteur entraîne le récit loin du pur psy­cho­lo­gisme. Et même si son livre semble pos­sé­der encore une assise réa­liste, il est dans une dérive par rap­port à une écri­ture où la psy­cho­lo­gie à tra­vers le jeu des évé­ne­ments qui la façonnent règne en maî­tresse des cérémonies.

Le récit met en lumière tout un jeu d’ombres dans l’être voire dans la société. Les évé­ne­ments de l’enfance sont donc là mais pour sug­gé­rer, par le déca­lage « ima­gi­naire » du récit et son “hors-jeu”, une ouver­ture à une sorte d’abîme mais aussi à une révé­la­tion. Face au retour mas­sif de l’illusion expres­sive de l’évènement en tant que symp­tôme, l’auteur évoque ses racines moins par copie du temps passé que par l’accession à une autre logique, à la région nue de l’expérience inté­rieure.
Déter­miné dans le refus du mode nar­ra­tif par rap­port aux coor­don­nées admises, Millet les rem­place par une vision extrême et une clarté confon­dante sur de telles pers­pec­tives venues du passé. Existe donc ici une autre, une nou­velle aven­ture lit­té­raire des hori­zons per­dus de l’être.

jean-paul gavard-perret

Richard Millet, Rouge-gorge, des­sins de Jean-Gilles Badaire, Fata Mor­gana, Font­froide le haut, 2018, 56 p.

1 Comment

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One Response to Richard Millet, Rouge-gorge

  1. Musika

    Je res­sens des veines , des sentes, les sentes comme des veines ‚des pas des­sus contre

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