Michel Jullien, L’île aux troncs — Rentrée 2018

C’est bien dommage

Le sujet de ce roman est tout sauf banal : en 1948, les vété­rans inva­lides de la Seconde Guerre mon­diale, deve­nus indé­si­rables pour Sta­line, sont exi­lés en divers lieux confi­nés, dont l’île de Valaam, en Caré­lie. Deux d’entre eux, les insé­pa­rables Kotik Tchou­bine et Piotr Snie­zinsky, per­çoivent d’abord l’île à peu près comme une vil­lé­gia­ture, ayant subi des condi­tions de vie bien plus dures. S’ils finissent par vou­loir la quit­ter, au bout de quatre ans, c’est parce qu’ils rêvent de rejoindre une avia­trice célèbre, Nata­lia Mek­line, ou du moins de se rap­pro­cher de sa famille.
L’aviatrice, qu’ils n’ont jamais croi­sée, est pour eux à la fois une idole et quelqu’un qui semble proche pour avoir une expé­rience de la guerre, com­pa­rable à la leur. Sans être cer­tains de pou­voir la séduire, ils vou­draient tout de même ten­ter leur chance…

Traité par quelqu’un d’autre, ce sujet aurait pu don­ner un beau roman. Le livre de Michel Jul­lien pro­duit l’impression d’un ratage pour deux rai­sons. La pre­mière : on y trouve plus de des­crip­tions et d’anecdotes que de récit pro­pre­ment dit ; l’action est répé­ti­tive ; la sub­stance nar­ra­tive aurait suffi pour une nou­velle, mais éti­rée sur 128 pages, elle engendre l’ennui et l’impression que Michel Julien manque de “métier“. La seconde : l’écriture offre un mélange de pré­cio­si­tés, de pédan­te­ries, d’argot, de mal­adresses et d’anglicismes, qui devient à la longue exas­pé­rant.
Par ailleurs, les per­son­nages sont carac­té­ri­sés de façon trop som­maire pour être cré­dibles, et l’on trouve dans le récit des invrai­sem­blances frap­pantes, comme le fait que Piotr trans­porte sous son ais­selle, pen­dant près de dix ans, une page de jour­nal (où figure une photo de l’aviatrice), pliée et dépliée quo­ti­dien­ne­ment pour être contem­plée, sans que le papier s’abîme.

On subo­dore que l’auteur avait pour modèle Bou­vard et Pécu­chet, mais son roman rap­pelle davan­tage les frères Gon­court, par sa pro­pen­sion au  manié­risme et au natu­ra­lisme le moins ragoû­tant. Un exemple : “Ses haleines libé­raient un dégel au faciès, la fonte des sinus. Il se reprit en gorge le temps de rabrouer sa pépie (ce grand bovin qu’il avait sur la langue), de liqué­fier sous le chaud du palais une réserve de salive suf­fi­sante, com­plé­tée de glaires venues de pas très loin […]“ (p. 108) – suit une série de cra­chats décrite sur neuf lignes.
Espé­rons que Michel Jul­lien sera mieux ins­piré pour son pro­chain roman.

agathe de lastyns

Michel Jul­lien, L’île aux troncs, Ver­dier, août 2018, 128 p. – 14,00 €.

3 Comments

Filed under On jette !, Romans

3 Responses to Michel Jullien, L’île aux troncs — Rentrée 2018

  1. guillaume blanvillain

    abso­lu­ment d’accord avec votre ana­lyse : ratage et lec­ture exas­pé­rante, auto flat­tée, sur un sujet assez dingue qui méri­tait mieux que cette prose empe­sée et pré­ten­tieuse qui obli­tère l’intrigue qui tient sur un pauvre ticket de métro. Que de livres (et d’auteurs) qui pré­fèrent soi­gner leur égo lit­té­raire plu­tôt qu’intéresser leur audience à une histoire…Jolie cari­ca­ture avec ce bou­quin, tout à fait évitable.

  2. MARI

    Tota­le­ment d’accord avec vous : c’est irri­tant au der­nier degré. Pré­cieux, truffé d’afféteries insup­por­tables et de mots rares balan­cés à chaque page, ce livre illustre bien l’impasse d’une lit­té­ra­ture fran­çaise actuelle qui, à force d’aller contre l’air du temps et de vou­loir faire “lit­té­raire” à tout crin, s’enlise dans le spec­tacle de ses propres per­for­mances et ne sait plus racon­ter une histoire.

    • Jean-François Leroux

      Pas d’accord, Mes­sieurs.
      Une écri­ture, au départ, un peu décon­cer­tante certes, mais très vite res­sen­tie comme très riche et tendre; tendre à la fois pour ses per­son­nages et l’histoire, mais aussi pour la langue (fran­çaise) ainsi déployée.
      Regards et sen­ti­ments pre­nants pour ces deux com­parses, muti­lés. Mais le sont ils, muti­lés…? Où, est ce nous les muti­lés ??
      Enfin, un écri­vain de langue et culture fran­çaise qui sait res­sen­tir et trans­mettre l’âme russe de ces années et de tout temps.

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