Serge latouche, Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée

Les objets meurent-ils ?

Jadis, les objets nous sur­vi­vaient. Aujourd’hui tout est fait pour qu’ils s’éteignent au plus vite, nous condam­nant à les rache­ter. L’équilibre entre la vie et la mort se déplace, et le temps tout entier est à recons­truire. Car le sen­ti­ment du temps a long­temps reposé sur un par­tage aussi injuste qu’inflexible, qui aurait attri­bué aux choses autour de nous la durée intan­gible, et nous aurait réservé une vie pré­caire, tou­jours hasar­dée dans son main­tien, et assu­rée seule­ment de sa fin immi­nente. La mort nous iso­lait, parmi les choses indif­fé­rentes.
Com­ment le temps pourrait-il signi­fier la même chose, pas­ser sur un même mode, pour la chose, impas­sible dans sa quasi éter­nité, et pour moi, tou­jours si fébrile en ma mor­ta­lité ? Mais voici que ce par­tage s’effrite : le temps où les choses nous sur­vi­vaient n’est plus. Les choses, à leur tour, se mettent à mou­rir. Mais pas de mort naturelle.

De savantes études pré­voient et per­mettent l’usure, la panne, la mort de l’objet, et son lucra­tif rem­pla­ce­ment. L’obsolescence pro­gram­mée des mar­chan­dises nous condamne à vivre tou­jours plus vieux dans un monde de choses tou­jours renou­ve­lées. Détiendrons-nous le mono­pole de la vieillesse dans la jeu­nesse des choses ? Ou faut-il nous réjouir de ne plus être, dans le monde, les seuls à mourir ?

Serge Latouche, dans son clair essai, montre que notre « addic­tion à la crois­sance » nous place devant une contra­dic­tion : com­ment pro­duire plus, pour un même mar­ché, sans cher­cher à contraindre les ache­teurs à rache­ter de plus en plus vite les pro­duits qu’ils ont déjà ache­tés ? Et com­ment atteindre ce but sans accé­lé­rer la péremp­tion des mar­chan­dises qui, dès lors, appa­raissent comme fonc­tion­nant tou­jours trop bien, et tou­jours trop long­temps ?
Il dis­tingue deux formes d’obsolescence : l’obsolescence tech­nique et l’obsolescence psy­cho­lo­gique. La pre­mière forme consiste en une limi­ta­tion déli­bé­rée, par le fabri­quant, de la durée d’usage du pro­duit. Elle a été inven­tée en 1924 par les fabri­cants d’ampoules élec­triques, dont le car­tel se réunit pour faire pas­ser leur durée de vie de 2550 heures à 1000 heures. C’était le début d’une longue his­toire aux péri­pé­ties aussi déli­cieuses que cyniques.
L’obsolescence psy­cho­lo­gique regroupe l’ensemble des moyens propres à nous convaincre de ces­ser d’utiliser la mar­chan­dise alors même qu’elle fonc­tionne par­fai­te­ment. Telle est la fonc­tion que Latouche assigne à l’immense com­plexe dont la mode et la publi­cité sont les formes les plus patentes, et qui cherche constam­ment à nous convaincre des mérites des choses les plus récentes à la seule fin de nous convaincre de consi­dé­rer comme désuètes toutes ces choses acquises et en usage, dont nous pour­rions encore disposer.

Le vieillis­se­ment des choses est donc un secret, un art, une indus­trie des plus ren­tables. Mais en der­nière ana­lyse, c’est bien nous que nous retrou­vons comme com­plice, dans cette liqui­da­tion des choses.

Jean-Paul Gali­bert

Serge latouche, Bon pour la casse. Les dérai­sons de l’obsolescence pro­gram­mée, Les Liens qui libèrent, octobre 2012, 140 p. — 13,00 €.

4 Comments

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4 Responses to Serge latouche, Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée

  1. Valentin hélène

    Comme le dit Serge Latouche, c’est bien à nous que revient la tache de faire durer les choses ou non. A nous de savoir si nous vou­lons consom­mer, au pro­fit des indus­tries et des grandes sur­faces, ou bien si nous dési­rons consom­mer intel­li­gem­ment, au pro­fit de notre por­te­feuille mais aussi de notre bien-être. Car une chose, même “dépas­sée” par la mode est tou­jours utile.
    Donc, il nous appar­tient de faire la part des choses (sans jeu de mots !) et d’éviter de se lais­ser entraî­ner par un cou­rant média­tique qui n’est qu’une façade liée à la consom­ma­tion (ou plu­tôt surconsommation).

    • philoV

      Com­ment ne pas être favo­rable à cet art de consom­mer dont vous faites l’esquisse? Nous pour­rions tou­jours résis­ter, dans une sorte de poli­tique de la durée. Je crains que les fabri­quants ne finissent par nous impo­ser leur rythme, notam­ment par un jeu sur les rela­tions entre pro­duits, comme lorsqu’un ordi­na­teur ne par­vient plus à lire cer­tains logi­ciels récents. C’et pour­quoi je ne vois pas de véri­table solu­tion sans un débat, public, poli­tique, sur la durée.

  2. Dominique

    Il est évident que nous pou­vons nous poser des ques­tions dans ce sens, les objets meurent-ils ? Cepen­dant, il y a d’autres études qui montrent qu’au contraire, les choses équi­va­lentes sont plus solides aujourd’hui qu’hier… équi­va­lente car en effet, on ne peut pas com­pa­rer une machine à laver avec un télé­phone por­table…
    Est ce que la réponse à cette inter­ro­ga­tion ne serait pas : ” les fabri­cants dans leur désir de tou­jours nous appor­ter plus de pro­grès, ne fragilisent-ils pas leur fabri­ca­tion par, par exemple, l’électronique, qui on le sait, est très fra­gile face à des agres­sions natu­relles comme l’eau, la pol­lu­tion (natu­relle ??), la pous­sière, le sel… Du coup, là où on gagne en effi­ca­cité, on perd en temps…
    Oui je sais par ailleurs, cer­tains pro­duits sont plus des pro­duits de mode que de consom­ma­tion comme le por­table… (voir i-phone), mais qui est l’escroc la-dedans, le fabri­cant ou celui qui achète… ?

  3. philoV

    J’avoue res­ter scep­tique sur ces choses plus durables, ces fabri­quants sou­cieux du seul pro­grès, et a for­tiori sur une escro­que­rie de l’acheteur. Je vois de plus en plus, autour de moi, un sys­tème de haute ren­ta­bi­lité, dont les choses me laissent peu de temps, et au fond peu de choix…

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