Les ailes du désir : entretien avec l’artiste Doina Vieru

Doina Vieru met en évi­dence ce qui s’engage dans ses sculp­tures : « un temps et une struc­tu­ra­tion à par­tir des fers vieillis se joignent à un tra­vail plus récent, comme pour lier époques et anti­no­mies. ». Ce qu’elle opère dans ses des­sins et ses pein­tures devient un tra­vail de « décons­truc­tion et de ravi­ne­ment ». Existe là l’imparable d’une vio­lence dans des ailes du désir à la fois tor­dues et déployées en un jeu d’oppositions, de contraires entre le creux et le plein. L’artiste fait jaillir des formes issues de pro­fon­deurs. Celles de l’arrachement à une matrice pre­mière où tout fer­mente avant de jaillir. Du chaos et non sans effa­ce­ment, la femme peu à peu éclot dans tout un bras­sage tel­lu­rique, éro­ti­que­ment implicite.

Une mise au monde aux for­ceps s’installe dans l’espoir d’une déli­vrance tacite que sans doute les mots ne pour­raient expri­mer et bien au-delà des scènes trop vues de mater­nité ou d’enfantement Le geste seul parle dans un brou­haha visuel auquel le fer per­met d’offrir une plus grande résis­tance: il oblige l’artiste à une reprise et une insis­tance là où le fémi­nin de l’être se joint à sa force phal­lique trop sou­vent confis­quée par les mâles. La den­sité devient de la sorte ailée. A la perte fait place la reprise, à la décons­truc­tion la créa­tion dans des mou­ve­ments qui déplacent les lignes.

Pour en voir et savoir plus :
https://www.doinavieru.com

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le réveil de mon télé­phone à 4 h 50! Dor­mir est une de mes acti­vi­tés pré­fé­rées, mais… je com­pense avec des rêves éveillés et j’attends avec impa­tience que mes enfants gran­dissent et s’occupent eux-mêmes de leur départ à l’école…

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je n’ai pas encore grandi, je sup­pose… vu que mes rêves sont les mêmes.

À quoi avez-vous renoncé ?
Je sens sou­vent que j’ai renoncé à une grande par­tie de ma vie : exil, famille, etc. Mais, en même temps, je trouve qu’un artiste mène une double vie. D’une part, le quo­ti­dien où l’on pense qu’on perd des choses, qu’on a renoncé à cer­taines évi­dences ou choses qui tiennent plus du cultu­rel ou du social. Et de l’autre, la créa­tion où on dépasse toute notion de renon­ce­ment. On joue à être dieu, on ne renonce pas, on crée, on persiste.

D’où venez-vous ?
De ma mère. Je pré­fère ne pas dis­cu­ter géo­gra­phie ou culture — elles sont bien là, mais à la fin on est un indi­vidu unique, pro­duit pre­mier du plus proche  — le reste ne tra­vaille qu’à la sur­face du noyau intime.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
La curio­sité et l’émerveillement. Être ravie devant les choses de ce monde. Moins avec les gens…

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Peindre, lire et fumer ! Le troi­sième accom­pagne très bien les deux pre­miers que je ne pour­rais jamais mélanger.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
La même chose qui me dif­fé­ren­cie des autres per­sonnes. On est tous uniques, que ce soit dans la vie ou dans la créa­tion. C’est l’identité qui est au milieu ; iden­tité qui se forme en rela­tion aux autres, mais qui reste tou­jours une « même » avec soi-même. Je ne sais pas, à la fin on pour­rait inver­ser la ques­tion : qu’est-ce que c’est qu’être artiste ou qu’est-ce qu’ont les artistes en com­mun ? — créer. Com­ment crée-t-on ? On ne sait pas, il n’y a pas de règle, donc tous approchent la créa­tion dif­fé­rem­ment. La «  règle est celle de l’absence de règles, ce qui consti­tue la règle suprême. » (Shi­tao) et c’est là la dif­fé­rence, quand on arrive à se créer sa propre règle suprême.

Com­ment définiriez-vous vos dif­fé­rentes approches (sculp­ture, des­sin, pein­ture) ?
C’est bizarre : je ne fais pas de dif­fé­rence entre ma pein­ture et ma sculp­ture, même si elles sont anta­go­niques (volume/plat, couleur/monochromie, mi-figuratif/abstrait, etc.) — c’est la manière de tra­vailler les deux : en pei­gnant ! La sculp­ture est une pein­ture peinte avec du feu (l’électrode fait office de pin­ceau) et qui finit par se construire en dehors de la limite d’un cadre, d’un plan unique. Le des­sin, par contre, en appa­rence plus près de la pein­ture à cause de la bi-dimensionnalité, exige un autre type de tra­vail men­tal, une épu­ra­tion et une assu­rance du trait dont la pein­ture n’a pas besoin.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Oh… Une lune géante qui venait vers moi ! Puis, une nuit d’été à la sor­tie du théâtre, parmi les ombres dan­santes des arbres… une pou­belle au coin d’une rue. L’important ce n’était pas cette pou­belle, mais un bout de papier qui sor­tait de là et qui bou­geait dans le vent. Enfin, c’est tout le scé­na­rio autour de ce mou­ve­ment soli­taire. C’est une image ciné­tique, mais image à la fin…

Et votre pre­mière lec­ture ?
C’était le mot « vache » (« vaca » en rou­main). Mais le livre dont je me rap­pelle c’est… Ce sont deux en fait : « Cent ans de soli­tude » de Gar­cia Mar­quez qui m’a ouvert les yeux sur un monde autre que celui du réel immé­diat et « Fah­ren­heit 451 » de Brad­bury qui m’a fait souf­frir et sen­tir une sorte de rage envers l’humanité (assez trau­ma­ti­sant, d’ailleurs).

Quelles musiques écoutez-vous ?
Je ne peux pas peindre sans musique et en règle géné­rale c’est du rock, du blues et de la musique clas­sique. Mes fidèles com­pa­gnons dans l’atelier ce sont Led Zep­pe­lin et Tchaï­kovski. L’Opus 35 de ce der­nier m’a fait peindre une série entière en l’écoutant en boucle… Der­niè­re­ment c’est du tango aussi ! Mais pour pas­ser l’aspirateur dans la mai­son c’est Queen : « I want to break free »…

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je finis un mas­ter en ce moment et l’écriture du mémoire m’oblige à faire des lec­tures pas­sion­nantes, mais très lourdes aussi. Donc quand je m’offre de courtes vacances lec­trices je peux lire et relire sans me las­ser : Nothomb (tout ! Barbe bleue avec son jaune), Pen­nac, Gar­cia Mar­quez, Boul­ga­kov, Lem ou Brad­bury… Et sur­tout, parce que c’est beau­coup plus cap­ti­vant que Hei­deg­ger ou Anzieu, toute la col­lec­tion Harry Pot­ter de J. K. Row­ling qui a la capa­cité de me trans­por­ter dans un monde de fan­tai­sie qu’on aime­rait bien réel…

Quel film vous fait pleu­rer ?
J’évite à tout prix ce genre de films. Je regarde la télé pour m’amuser, pour échap­per à la réa­lité… Je veux de l’absurde, pas de larmes !

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je n’aime pas les miroirs phy­siques. J’aime bien me voir dans le regard des autres et à l’intérieur de moi-même. Quoique l’intérieur peut faire plus peur que l’image corporelle…

À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je ne sais pas. Je n’aime pas écrire, même si je le fais. Je sens que j’ai des choses à dire, mais en même temps j’ai un com­plexe de non-écrivain — je sais appré­cier la lit­té­ra­ture, donc je vois mes limi­ta­tions (lin­guis­tiques, créa­trices) dans le domaine. Mais c’est bien, je suis peintre !

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
La Pata­go­nie. J’ai tou­jours pensé que c’était un lieu inventé qui dési­gnait le bout du monde, le « middle of now­here », jusqu’à ce que j’ai connu à quelqu’un de là bas… oh, sur­prise ! J’avais vingt ans et je venais de décou­vrir le monde !

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Oh… de Fran­cis Bacon, Louise Bour­geois ou Kiki Smith ? Je ne vou­drais pas confondre admi­ra­tion et proxi­mité. Peut-être c’est Ionesco.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
De la liberté. Et le tour du monde. (Avec une escale en Pata­go­nie, bien sûr)

Que défendez-vous ?
Le droit d’être ce que l’on est. Et de la liberté, à nou­veau. Pou­voir dire “I would pre­fer not to. “

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ?
Ça explique des choses… Et si l’on change « amour » par « art » ? Ce ne sont pas des besoins vitaux, on ne les a pas (ni l’art, ni l’amour), mais on en a besoin, même si on ne les veut pas à priori ? « Ça te tombe dessus ».

Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui, mais quelle était la ques­tion ? »
Comme ce n’est pas très clair et au cas où… je dis non.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Aucune ? Toutes ?

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 10 mai 2018.

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