Mercredi 9 mai (16h00), en plein Festival international du film de Cannes, la FNAC de cette même ville organise une rencontre (animée par Eduardo Castillo) avec trois écrivains ayant écrit des livres sur des acteurs français aux patronymes commençant tous par un D : Alain Delon, Patrick Dewaere et Danielle Darrieux, surnommée justement DD dans sa folle jeunesse des années trente. Clara Laurent, l’auteure de Danielle Darrieux, une femme moderne, qui s’entretiendra à cette occasion avec Vincent Quivy (Alain Delon, ange et voyou) et Christophe Carrière (Patrick Dewaere, l’écorché) a bien voulu répondre à nos questions.
Entretien :
Votre livre sur Danielle Darrieux est paru quelques jours avant l’anniversaire des cent ans de l’actrice, le 1er mai 2017. Un an plus tard, parle-t-on encore de Danielle Darrieux ?
Beaucoup ont été surpris il y a un an de constater que Danielle Darrieux était toujours vivante et qu’elle soufflait ses cent bougies. Il y a eu pour l’anniversaire de ces cent ans pas mal d’hommages dans la presse et les médias. Puis, l’actrice nous a quitté en octobre de la même année. Cette disparition est intervenue dans un moment où beaucoup de grandes légendes du cinéma français disparaissaient (Jeanne Moreau, Jean Rochefort…). Ce phénomène a un peu éclipsé la mort de Danielle Darrieux. Mais je trouve que certains médias ont tout de même su donner la place qu’elle méritait dans leur hommage. Et surtout, des rétrospectives de ses films ont été organisées. La Cinémathèque de Bruxelles avait ouvert le bal dès septembre 2017, il y a aussi eu le cinéma Mac Mahon à Paris à l’automne, ou bien encore L’institut Lumière à Lyon de janvier à mars 2018 (où j’ai eu le plaisir de proposer une conférence)…
Quant à la Cinémathèque de Nice, son directeur Guillaume Poulet m’a conviée depuis janvier 2018 à élaborer un cycle Danielle Darrieux, à raison d’un film différent par semaine que je présente au public[1]. Cette exposition des films de l’actrice permet aux afficionados de Darrieux (et ils sont nombreux) de voir des films rares (Typhon sur Nagasaki, Le Septième ciel…) ou de revoir des chefs-d’œuvre (Madame de, Le Plaisir, Les Demoiselles de Rochefort…), mais aussi à un public plus jeune, ou tout simplement moins connaisseur, de découvrir l’envergure du talent de cette comédienne majeure de l’histoire du cinéma.
Il y a aussi certaines ressorties en DVD, et des restaurations de films…
Oui, la restauration par Gaumont de La Vérité sur Bébé Donge (sorti en DVD en février dernier avec de riches bonus) attire l’attention sur ce film d’Henri Decoin qui se révèle être un chef-d’œuvre quelque peu oublié de l’histoire du cinéma. LCJ a également édité un film des années trente jusque-là introuvable, Club de femmes (Jacques Deval, 1936). Cannes Classic, la section patrimoniale du Festival de Cannes, programme cette année une pépite, Battement de cœur (Henri Decoin, 1940) dans une version également restaurée par Gaumont. Il ne faut pas non plus omettre l’effort d’Olivier Père qui, sur la chaîne Arte, a programmé à plusieurs reprises des films avec Darrieux au cours de cette année écoulée, je pense à Marie-Octobre, Huit femmes, mais aussi au film méconnu de Billy Wilder, Mauvaise graine (1934) : c’est le premier film du réalisateur autrichien qui fera la carrière qu’on sait à Hollywood, et dans ce film tourné à Paris, Darrieux (17 ans à l’époque) est la vedette féminine !
Votre livre est la véritable première biographique sur Danielle Darrieux. Pourtant, c’est une grande actrice à la carrière hors norme… Comment expliquez-vous qu’on n’ait pas écrit davantage sur elle ?
C’est exact que sa carrière est exceptionnelle, dans la mesure où elle démarre à l’orée du cinéma parlant, en 1931, alors qu’elle a à peine 14 ans, et qu’elle tourne son dernier film en 2010, à 93 ans. 103 films qui jalonnent 80 ans de cinéma français, avec quelques incursions à Hollywood (et non des moindres si on pense au film de Mankiewicz, L’Affaire Cicéron). Darrieux a en outre dès ses débuts su jouer devant la caméra avec un « naturel » qui tranchait avec bon nombre de ses homologues de l’époque (qui avaient été souvent formés par le théâtre). Ce naturel dans le jeu, et sa stupéfiante photogénie, ont fait d’elle d’emblée une pure actrice de cinéma.
Je savais en entamant l’écriture de mon livre que Danielle Darrieux ne se prêterait pas aux entretiens : elle est devenue très secrète au fil du temps, elle se protégeait, et puis, elle avait perdu la vue les dernières années de sa vie… Je pense que certains auteurs ont renoncé à écrire sur elle dans la mesure où elle ne voulait pas les rencontrer. Cela ne m’a pas du tout découragée pour ma part, car j’estime que ce qui compte, c’est autre chose que de recueillir quelques anecdotes. En outre, le livre de photographies qu’elle a commenté (paru en 1993) témoigne du peu de cas qu’elle fait de l’ensemble de carrière, et de son extrême modestie. Au fond, elle était consciente de tourner des grands films avec Max Ophuls ou avec Jacques Demy, mais elle regardait les débuts de sa carrière dans les années trente avec un certain dédain. Alors que précisément, ce qui m’a d’abord passionné chez Danielle Darrieux, c’est ce qu’elle est dans les années trente : « DD » avant « BB », un nouveau type de femme, que cette décennie nomme « la femme moderne ».
C’est d’ailleurs le titre de votre ouvrage : Danielle Darrieux, une femme moderne. Que recouvre cette expression ?
Ce vocable qui de nos jours peut paraître banal, voire galvaudé, est dans les années trente encore neuf. La « femme moderne », c’est un avatar de la « garçonne » qui a surgi dans les années folles, aux lendemains de la Grande Guerre. Les jeunes femmes veulent conquérir leur liberté. Cette liberté passe par l’accession aux même droits que les hommes : faire des études, travailler, être autonome, conduire des voitures, faire du sport, fumer des cigarettes (on minore alors les méfaits du tabac !)… Cette liberté est visible dans l’allure nouvelle des femmes : finis les corsets ! Place aux vêtements fluides, aux jupes plus courtes qui font la silhouette longue, place aussi aux chaussures plates qui libèrent le pas ; bienvenue aux cheveux courts (du moins au début de la décennie des années trente)… Danielle Darrieux a un physique qui colle parfaitement à ces nouveaux canons de beauté : corps fuselé et tonique, allure déliée. Elle a un tempérament fort, elle se montre impertinente, et les cinéastes exploitent cette vivacité dans des comédies loufoques qui forgent le mythe DD. Il y a notamment Quelle drôle de gosse ! en 1935, Un Mauvais garçon en 1936, mais aussi les comédies réalisées par son époux d’alors, Henri Decoin, comme Mademoiselle ma mère (1937) et Battement de cœur (1940).
Cette période de la carrière de Darrieux semble aujourd’hui oubliée, comme si l’on ne se souvenait que de la Darrieux suprêmement élégante des années cinquante, une femme sophistiquée, celle de Madame de au fond…
En effet, et c’est pour cette raison qu’il m’a semblé essentiel de mettre en évidence à quel point Darrieux avait été un trublion dans les années trente, une comédienne fantasque qui exprime les aspirations des femmes de sa génération. Une actrice qui force le respect du public aussi en 1936 avec son interprétation sobre et vibrante, sans aucun pathos – moderne donc ! — dans le mélodrame d’Anatole Litvak Mayerling, C’est ainsi qu’elle devient une star, la mieux payée des actrices françaises de 1937 à 1942 : on dit d’elle alors qu’elle un « stradivarius » de l’écran, parce qu’elle excelle dans tous les registres de jeu, de la comédie débridée au drame le plus poignant (dans Retour à l’aube, mélodrame de Decoin de 1938, elle suscite aussi un grand respect chez les critiques).
A quel moment Hollywood s’intéresse-t-il à Darrieux ?
Universal lui fait signer un contrat en 1937. Elle jouera dans The Rage of Paris, une screwball comedy très enlevée, réalisée par Henry Koster. Ce qui est passionnant dans cet épisode hollywoodien, c’est qu’au sein des studios Darrieux se montre particulièrement rebelle : elle rejette violemment les diktats de l’industrie américaine, refuse d’être remodelée physiquement aux normes hollywoodiennes, et finit vite par briser son contrat pour rentrer en France dès 1938. Dans The Rage of Paris elle incarne ce que Hollywood considère comme la quintessence du charme français. Paradoxalement, en France, on la considère alors comme la plus américaine des actrices hexagonales. Et c’est tout à fait juste : elle est la seule parmi les actrices françaises de sa génération à conjuguer sex appeal et loufoquerie, à l’instar d’actrices américaines comme Carole Lombard ou Claudette Colbert — d’ailleurs, Danielle Darrieux adule Katharine Hepburn dès cette époque, une admiration qui ne se démentira jamais. A l’écran, Darrieux est donc à la fois irrésistiblement belle et a l’esprit de répartie. C’est une « emmerdeuse », mais pas une garce. Dans ce registre, on pourrait citer Arletty, mais Arletty joue essentiellement des demi-mondaines, des prostituées, des femmes du peuple un peu vulgaires. Darrieux, elle, reste distinguée.
Mais que devient cette « modernité » de Danielle Darrieux avec les années quarante et cinquante ?
Sous l’Occupation, Darrieux ne tourne que trois films, trois comédies à l’américaine : l’énorme carton Premier rendez-vous (Decoin), les deux gros succès Caprice (Joannon) et La Fausse maîtresse (Cayatte). Elle y incarne toujours ce personnage féminin qui sait conjuguer charme, impertinence et détermination. Par la suite, ce qui m’a frappé dans sa filmographie foisonnante, c’est la permanence de deux traits. D’abord, Darrieux incarne toujours des femmes intelligentes. Cette intelligence est perçue comme menaçante par les hommes. La Darrieux trentenaire et quadragénaire est très souvent une « femme forte », séduisante mais inquiétante en vertu justement de cette force de caractère (je pense par exemple à Marie-Octobre, 1958 ou Le Désordre et la nuit, 1957). L’autre trait, c’est la constance d’une aspiration à la liberté : la femme « légère », la coquette qui trompe son mari, c’est une femme qui veut se libérer de ces chaînes imposées par un patriarcat oppressant. Le drame de Madame de (1953), ce n’est pas seulement, comme on le lit souvent, un drame métaphysique. C’est le drame très concret d’une femme qui dépend matériellement de son époux et qui s’enferre dans ses mensonges parce qu’elle ne peut payer ses dettes. Son époux, lui, a le droit d’avoir des maîtresses, mais ne souffre pas que sa femme fasse de même pour de vrai (tant qu’elle flirtait gentiment, il se sentait flatté…).
Retrouve-t-on ces traits de tempérament dans les personnages de la Danielle Darrieux mûrissante ?
Absolument. Demy ne s’y trompe pas en faisant de Darrieux dans ses Demoiselles de Rochefort (1967) une mère célibataire, qui travaille, qui est autonome financièrement, tout en n’ayant pas renoncé à l’amour. Quand Romain Gary engage Darrieux dans Les Oiseaux vont mourir au Pérou (1968), elle accepte de jouer une tenancière de maison close, lesbienne et amoureuse de Jean Seberg. Une femme affranchie de la morale conventionnelle. On pourrait aussi citer dans les années soixante-dix Le Cavaleur où Darrieux est une grand-mère toujours séduisante, qui évoque avec franchise sa liaison torride passée avec un amant beaucoup plus jeune qu’elle (Jean Rochefort), et qui est très « cool » avec sa petite-fille nudiste et dessalée…
Comment expliquez-vous la longévité de Darrieux à l’écran, si on la compare à d’autres actrices comme Michelle Morgan, qui est de la même génération ?
Précisément parce que Danielle Darrieux porte en elle cette modernité ! Morgan a été la femme romantique, la femme mélancolique. C’était une grande star de la fin des années trente à la fin des années cinquante, mais elle n’a jamais joué que dans un registre de jeu : le drame. Darrieux, elle, est toujours désirée par des cinéastes des années 1980 à 2010 parce qu’elle leur offre une grande palette de possibilités : elle peut jouer la grande dame mélancolique mais digne dans Une chambre en ville de Jacques Demy, la grand-mère foutraque chez Benoit Jacquot (Corps et biens), la grand-mère hypocrite et indigne chez François Ozon (Huit femmes), la grand-mère libre et épanouie chez Jeanne Labrune (Ca ira mieux demain)… Chacun de ces cinéastes, et on pourrait ajouter Claude Sautet, André Téchiné, Thierry Klifa, Pascal Thomas ou Anne Fontaine, s’intéressent à un ou plusieurs traits saillants de l’image de Danielle Darrieux, forgée au fil des multiples décennies de cinéma depuis 1931. Et puis il faut dire que Darrieux leur offre un jeu toujours d’une folle justesse, d’une précision à « un battement de cil près » comme a dit un jour Jean Cayrol (qui la fit tourner en 1964 dans Le Coup de grâce).
Savez-vous quels sont les lecteurs de votre livre sur Danielle Darrieux ?
J’en rencontre dans les signatures que je fais dans les festivals de livres, dans les rétrospectives des salles de cinéma, et puis il m’arrive de recevoir des messages via les réseaux sociaux. Evidemment, il y a beaucoup de lecteurs qui ont un certain âge. Ce sont pas mal de femmes, mais aussi des hommes. Beaucoup m’ont dit : je m’appelle Danielle (ou Daniel) parce que mon père/ma mère adorait Danielle Darrieux ! L’actrice est pour eux une figure familière, qui les a accompagnés tout le long de leur vie avec ses nombreux films. Il y a aussi des cinéphiles pointus, qui ont appris à aimer Darrieux avec les films de Max Ophuls ou de Jacques Demy. Il y a les fanatiques de Darrieux, qui connaissent très bien l’ensemble de sa filmographie, qui collectionnent les photos : j’en ai rencontré, hommes et femmes, ayant aussi bien la petite trentaine que la petite soixantaine. Et puis enfin, il y a les curieux, qui ne connaissent pas ou très peu Danielle Darrieux, et qui sont passionnés par l’histoire du cinéma ou par le destin de personnalités fortes.
Il m’est arrivé de voir des jeunes comédiennes lire mon livre : elles ne connaissaient pas (ou très peu) Darrieux et elles ont été très intéressées de découvrir cette figure de femme qui a su dès les années 1930 proposer un modèle fort de liberté, d’impertinence. Elles ont été incitées à visionner des films avec Darrieux et m’ont dit combien elles l’on trouvé moderne dans son jeu. Elles ont été aussi frappées par l’extraordinaire fluidité de sa démarche, cette aisance corporelle qui donne l’impression d’une « chorégraphie spontanée » (pour citer Dominique Delouche, réalisateur des Vingt-quatre heures de la vie d’une femme et de Divine). C’est peut-être le plus gratifiant pour moi en tant qu’auteure : faire découvrir la modernité de Danielle Darrieux et sa grâce incomparable à de jeunes comédiennes qui ont envie de s’en inspirer…
Propos recueillis par Frédéric Grolleau le 05 mai 2018 pour lelitteraire.com
Clara Laurent, Danielle Darrieux, une femme moderne, éditions Hors collection, avril 2017, 450 p. — 19,00 €.
[1] Le mardi 8 mai, présentation d’Au petit bonheur (Marcel L’Herbier, 1946) à 20.00. Mardi 29 mai présentation de Nouvelle chance (Anne Fontaine, 2006) à 20.00. Cinémathèque de Nice, Acropolis.