Jean-Michel Devésa ou la vie de face, entretien avec l’auteur (Une fille d’Alger)

Jean-Michel Devésa (Une fille d’Alger) est un écri­vain rare, un écri­vain « vrai ». Il ne fait pas par­tie du cercle des auteurs à qui l’on donne la parole. Preuve que — selon la for­mule consa­crée » — « on est un con ». Car un tel auteur a beau­coup à dire et à mon­trer. Sen­sible à la qua­lité du style et du mont®age (voir ci-dessous ses goûts lit­té­raires et ciné­ma­to­gra­phiques), l’auteur ins­crit son œuvre dans l’Histoire avec pro­fon­deur et en se sou­ciant peu des pen­sées « mains­tream ». Bref, il reste un homme libre et un auteur trop méconnu. Mais patience : le temps joue pour lui comme pour son œuvre.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Sans aucun doute, l’esclavage sala­rié auquel je suis réduit depuis mes vingt-quatre ans, le gris « héroïsme » d’aller tra­vailler pour payer mes fac­tures à la fin du mois… Mais en fai­sant en sorte que ce temps soit consa­cré non pas à « gagner ma vie », comme on dit d’ordinaire (ter­rible et affreuse expres­sion que celle-ci !), mais à acqué­rir les moyens finan­ciers de rendre mon quo­ti­dien pas trop déses­pé­rant. En me levant, j’espère que ce temps soit un peu utile pour celles et ceux dont j’ai la charge de contri­buer à leur for­ma­tion ini­tiale, puisque j’enseigne, depuis sep­tembre 1980, et que ce métier dont je suis loin, très loin de rou­gir, je l’efforce de l’exercer le mieux pos­sible, c’est-à-dire avec pas­sion, avec la pas­sion de trans­mettre ce que je crois savoir des rap­ports sociaux dans les­quels nous sommes pris, et de notre pauvre exis­tence, à tra­vers la lit­té­ra­ture et les arts, attendu que ceux-ci, s’ils ne nous gué­rissent pas de nos maux ni de la fini­tude de notre condi­tion, nous aident à les sup­por­ter.
Et puis, par­fois, en sor­tant de mon domi­cile… il y a une lumière d’automne, jaune et chaude, ou une clarté prin­ta­nière, un concert d’oiseaux, le sou­rire d’un inconnu sur le quai de la gare où j’attends mon train, un geste d’une per­sonne croi­sée, l’attitude réser­vée d’une autre, un visage altier, les yeux plis­sés d’une femme, ce que j’imagine du grain d’une peau, alors la beauté du monde qui sou­dain me tra­verse me rend heu­reux, fur­ti­ve­ment certes, mais incroya­ble­ment heu­reux, parce je me sens à cet ins­tant vivant.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Des mots d’ordre et des phrases pour ne pas subir le pré­sent, sans pro­tes­ter. Et aussi un puis­sant moteur de créa­tion et d’amour.

A quoi avez-vous renoncé ?
À être sage, docile, conforme, attendu. De toute évi­dence, je ne serai jamais rangé. Dans ma car­rière, cela m’a joué des tours. Et parmi mes rela­tions on a par­fois dit que j’étais grin­cheux, san­guin. Je recon­nais être un hyper­sen­sible. Il me semble que je suis, mal­gré tout, facile à vivre. Les pré­cau­tions ora­toires que je prends pour m’adresser aux autres ne sont pas rhé­to­riques : que mes inter­lo­cu­teurs ne soient pas de mon avis ne m’offusque pas, que je ne par­vienne pas à les convaincre ne me désole pas davan­tage, ce qui m’affecte c’est de consta­ter qu’on a mal inter­prété mon pro­pos et mes actes.

D’où venez-vous ?
De mon roman fami­lial… Ce qui s’est joué au sein de ma famille m’a trempé, pour le meilleur et pour le pire.
Je dois ajou­ter que l’École (que j’ai ado­rée, enfant) m’a per­mis de pan­ser quelques plaies. Et que les uto­pies poli­tiques qui ont enthou­siasmé la géné­ra­tion à laquelle j’appartiens ont énor­mé­ment compté, elles conti­nuent d’informer ma pen­sée et ma sen­si­bi­lité. Les voyages et d’abord mon séjour en Algé­rie (en 1980–1983) m’ont déniaisé. Avec les (bons) livres, c’est l’épreuve du réel qui m’a ensei­gné et qui conti­nue de me rendre moins sot.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
Je ne suis cer­tai­ne­ment pas un héri­tier. Le peu que j’ai, je l’ai acquis par mon tra­vail. L’auteur et le pro­fes­seur des uni­ver­si­tés que je suis n’ont pas dette. Je n’ai « man­qué » à per­sonne. On m’a par­fois aidé — je suis infi­ni­ment recon­nais­sant aux per­sonnes qui ont eu la bonté de me sou­te­nir ; je n’avais aucun « capi­tal » de départ pour bâtir une car­rière, déter­mi­ner un iti­né­raire, me fixer des objec­tifs. J’ai répondu aux sol­li­ci­ta­tions du réel et de ses mani­fes­ta­tions. Les ren­contres et le hasard objec­tif ont fait le reste.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Un café (allongé) au soleil, un matin où je n’ai pas à « cou­rir » (ils sont de plus en plus rares). Dans un pays dont je ne com­prends pas la langue (dont le bruis­se­ment non seule­ment ne me heur­tera pas mais contri­buera à ma séré­nité). Au bord de la mer. Au prin­temps, en été, en Médi­ter­ra­née mais en dehors des des­ti­na­tions tou­ris­tiques que je fuis ; à l’automne, en hiver, le long de la côte atlan­tique, entre Le Ver­don et le Truc vert, près du Cap Ferret.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains?
Que je sois encore un auteur et pas encore un des leurs. Et, par rap­port à un grand nombre d’entre eux, que je sois un transfuge.

Com­ment définiriez-vous votre approche de l’Histoire ?
Je le ferai d’un mot, elle est émi­nem­ment « sou­cieuse » : l’idée d’en rater le coche me déplaît sou­ve­rai­ne­ment ; je sou­haite la com­prendre, ce qui implique de ne pas en être le jouet ; j’aimerais (avec les autres : les masses ?, le-s peuple-s ?) l’infléchir… De ce « roman­tisme », j’essaie de me soi­gner. Je ne suis pas Pro­mé­thée. Et d’ailleurs de Pro­mé­thée il n’y en a jamais eu. Mais c’est dif­fi­cile : l’Histoire est un pro­cès sans fin ni sujet qui agit sur nous comme une tra­gé­die conti­nue, or l’appréhender au plus juste et au plus près sup­pose de se gar­der de l’aborder sur le mode tra­gique, elle est l’effet d’une nécessité.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
La pre­mière ? Répondre à cette ques­tion implique pour moi de m’inventer un sou­ve­nir, de le construire, de l’élaborer. Alors, cette pre­mière image ? La chambre de ma grand-mère (qui m’a élevé) où se trou­vait la ban­quette qui me ser­vait de lit, dans son appar­te­ment de la rue de Phals­bourg, à Bal el-Oued. Et puis immé­dia­te­ment après, le miroi­te­ment de la mer, pas à Tipaza, je n’y suis allé qu’adulte, en 1980, mais à Baï­nem où ma famille louait un modeste caba­non à l’entrée duquel se trou­vait une haie de belles de nuit…

Et votre pre­mière lec­ture ?
Jules Verne, c’est cer­tain. Mais je ne me sou­viens plus s’il s’agissait de Vingt mille lieux sous les mers ou de Cinq semaines en bal­lon.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Du clas­sique (Bach, Mozart, la musique baroque, de l’opéra, avec une pré­di­lec­tion pour les voix fémi­nines), du jazz (Col­trane, Davis, sur­tout), du rock, des musiques dites « du monde » (fla­menco, chaâbi, etc.). Et de la chan­son à texte (Ferré, prin­ci­pa­le­ment). Cet éclec­tisme me réjouit.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Baby­lone », le roman écrit en 1927 par René Cre­vel, celui où une petite fille devient femme, dans les parages de Mar­seille, à l’ombre de ses quar­tiers mal famés, et sous l’aiguillon d’un vent chaud venu d’Afrique.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Celui qui résulte du « mon­tage » men­tal que j’effectue à par­tir de ces quatre films de Jean-Luc Godard : « Le Mépris », » Deux ou trois choses que je sais d’elle », « La Chi­noise » et « Tout va bien ». Et aussi celui que je bri­cole avec les longs métrages de Pier Paolo Paso­lini, « Accat­tone », « Mamma Roma », « L’Evangile selon Matthieu »…

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un homme de 62 ans, mélan­co­lique, qui a encore à apprendre pour par­ve­nir à contre­faire un de ces vieux singes aux­quels il serait insensé de leur ensei­gner à faire des grimaces.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À Dieu que j’ai pour­tant prié, enfant et pré-adolescent. Mais la foi s’est éva­nouie vers mes treize-quatorze ans… Et à mon père que je n’ai pour ainsi dire pas connu, lorsque j’ai fait en sorte de le retrou­ver, en 2002, il n’était plus parmi nous depuis deux années…

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Une seule ville ? Je pense à Tolède où je suis sou­vent allé et qui, pour moi, sym­bo­lise cette période de l’Histoire où les trois reli­gions du Livre ont coha­bité, tant bien que mal. Je songe à Venise, sans les tou­ristes. À Saint-Pétersbourg pour ses nuits blanches. À Braz­za­ville où j’ai laissé une par­tie de moi-même, par­fois j’ai envie de m’y rendre, briè­ve­ment, pour me recueillir sur les tombes de mes amis, les écri­vains Sony Labou Tansi et Syl­vain Bemba. Et Alger, mon Alger, celle qui est la capi­tale du peuple algé­rien qui manque, avec Albert Camus et Tahar Djaout comme citoyens d’honneur…

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je vous répon­drai obli­que­ment. J’éprouve une immense admi­ra­tion pour Phi­lippe Sol­lers, dont je lis chaque livre, dès leur parution.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un billet sans retour pour me retrou­ver à Bis­kra en sep­tembre 1980, à la Cité des ensei­gnants, fraî­che­ment affecté au Lycée Ibn Khal­doun de la ville.

Que défendez-vous ?
Dans la Cité, la jus­tice et la liberté. En lit­té­ra­ture, une écri­ture exi­geante bien déci­der à res­ti­tuer les enjeux esthé­tiques et idéo­lo­giques de l’époque dont elle est l’écho.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Que l’amour est une névrose qui ramène à la mère et dont je ne veux pas faire l’économie.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Vous pou­vez répé­tez ? Soit je ne vous ai pas entendu, je vous prie de m’en excu­ser, soit je n’ai vrai­ment aucun humour, ce qui n’est pas tota­le­ment un bobard ni un mot d’esprit…

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Je n’en vois qu’une, laquelle tra­hit mon indé­crot­table can­deur : « Et si c’était à recommencer ? »

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 2 mai 2018.

1 Comment

Filed under Chapeau bas, Entretiens, Romans

One Response to Jean-Michel Devésa ou la vie de face, entretien avec l’auteur (Une fille d’Alger)

  1. Carreira

    Excellent !
    Un réel plai­sir à lire l’ntervieweur et l’auteur.

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