Olivier Barde-Cabuçon, Le détective de Freud

Peri her­me­neias (De l’Interprétation)

Weimar, 1911. Le jeune doc­teur du Bar­rail assiste au congrès de l’association inter­na­tio­nale de psy­cha­na­lyse ras­sem­blant, autour de Sig­mund Freud (le Père) et de Carl Gus­tav Jung (le dau­phin), le nec plus ultra des psy­cha­na­lystes euro­péens. Du Bar­rail se voit alors confier une mis­sion par Freud : à Paris, Vic­tor Ger­ne­reau, leur confrère, vient d’être assas­siné et la police ne trouve aucune piste. Mais, grâce aux notes sur ses patients qu’il a pu adres­ser à Freud et à l’aide pré­cieuse de Jung venu quelques temps séjour­ner dans la capi­tale, le cri­mi­nel devrait pou­voir être iden­ti­fié.
Pour cela, du Bar­rail doit retrou­ver ces patients afin de reprendre l’interprétation psy­cha­na­ly­tique là où son confrère défunt l’a lais­sée – une tâche qui ne sera point de tout repos.

Tout en rap­pe­lant les fastes de l’époque napo­léo­nienne évo­quée dans un autre de ses opus (Les Adieux à l’Empire – du Bar­rail revi­vant les grandes batailles d’antan par le tru­che­ment de sol­dats de plomb), l’auteur nous plonge avec maî­trise dans le tout Paris de la Belle-Epoque (où émergent des per­son­na­li­tés telles que Ana­tole France, Renoir, Matisse…) en tirant les fils de l’écheveau d’une enquête retorse qui per­met éga­le­ment d’exposer les dif­fé­rents doc­tri­naux entre Freud et Jung au regard des bal­bu­tie­ments de la dis­ci­pline psy­cha­na­ly­tique nais­sante et s’opposant à la psy­chia­trie comme à la psy­cho­lo­gie.
Entre celui-ci, pour qui tout repose sur le sexe source de tous les trau­mas et celui-là, qui insiste davan­tage sur  l’influence de l’Inconscient col­lec­tif, du Bar­rail ne cesse d’osciller sur fond de bou­le­ver­se­ments sociaux qui ajoutent une strate sup­plé­men­taire (notam­ment le com­bat des femmes et autres suf­fra­gettes pour amé­lio­rer leur condi­tion), et non des moindres, à ce sti­mu­lant roman. Der­rière l’intrigue, l’on pressent le divorce à venir entre le maître et l’élève.

Entre his­toire sociale et his­toire de la psy­cha­na­lyse, le sub­til Barde-Cabuçon, dans le sillage de L’interprétation des meurtres de Jed Ruben­feld, met en scène le pré­cepte freu­dien fai­sant de la cure psy­cha­na­ly­tique un modèle d’enquête poli­cière, il dis­tille ses effets et son éru­di­tion, s’amusant à asso­cier à notre psy­cha­na­lyste en herbe un détec­tive madré mar­xiste (Max Engel le bien nommé), grand ama­teur de char­cu­taille et bouf­fe­tance, des plai­sirs de la chair comme de la défense du pro­lé­ta­riat face aux pri­vi­lèges éhon­tés de la haute bour­geoi­sie.
Et lui fai­sant ren­con­trer une gale­rie de per­son­nages réa­listes hauts en cou­leur : l’étonnante catin qu’est la Dame en Vert, la trou­blante Marie Aden­dorff (dite par Gene­reau La dame aux loups), la dame de la nuit, un patient féti­chiste etc.  Ajou­tez à cela la ques­tion de l’identité, le désar­roi des enfants aban­don­nés, l’horreur de la pédo­phi­lie, l’opposition fron­tale entre nou­velles théo­ries et sté­réo­types ou non-dits « incons­cients », la levée de secrets enfouis  au tré­fonds de chaque pro­ta­go­niste puis les dérives entristes de la poli­tique et vous obte­nez cet implo­sif Détec­tive de Freud, à consom­mer sans modération.

Certes, l’ouvrage se clôt avec une ultime réunion des psy­cha­na­lystes autour de Freud qui semble consa­crer son sta­tut de fort direc­tif gar­dien du temple, mais le mys­tère demeure quant aux lettres envoyées à feu Ger­ne­reau par le Maître et dont le contenu pour­rait bien com­pro­mettre la vul­gate freu­dienne et rame­ner de facto  « la phi­lo­so­phie des pro­fon­deurs » — dont on sait désor­mais qu’elle fut sur­tout en sub­stance une réac­tion à l’idéologie vic­to­rienne — à se révé­ler basse fraude scien­ti­fique.
Voilà de quoi plon­ger avec délec­ta­tion dans les ori­gines (qui ne sont pas les fon­de­ments) d’une encore jeune « science » en 1911 et qui ne ces­sera, jusqu’à nos jours,  de mul­ti­plier ses adeptes et d’être très contro­ver­sée. Car jusqu’au bout, et comme l’indique Aris­tote dans un de ses textes fon­da­teurs, face au « lan­gage » (de l’inconscient ou autre)  tout reste une ques­tion d’interprétation. C’est-à-dire un acte de signi­fi­ca­tion et de pro­duc­tion de sens.

fre­de­ric grolleau

Oli­vier Barde-Cabuçon, Le détec­tive de Freud, Actes Sud, col­lec­tion Babel Noir, août 2017, 409 p. — 9,80 €.

1 Comment

Filed under Chapeau bas, Poches

One Response to Olivier Barde-Cabuçon, Le détective de Freud

  1. Olivier Barde-Cabuçon

    Bon­jour,
    J’ai eu beau­coup de plai­sir à lire votre cri­tique et, en fait, je ne sais pas par­ler de mon livre mieux que vous ! J’aurai plai­sir à vous envoyer mon pro­chain roman pour conti­nuer à vous faire décou­vrir mon uni­vers. Vous pou­vez m’envoyer un mp sur mon FB offi­ciel. A bien­tôt. Bien ami­ca­le­ment. Oli­vier Barde-Cabuçon

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