Frédéric Le Moal, La France et l’Italie dans les Balkans 1914–1919 — Le contentieux adriatique

Ouvrage remar­quable résul­tant d’un tra­vail minu­tieux et qui tente de démê­ler les fils de l’imbroglio adriatique.

Cela fai­sait déjà quelques mois que j’avais reçu ce livre et j’ai pu pro­fi­ter de ce mois de juillet pour me plon­ger dans Le conten­tieux adria­tique. À noter qu’entre temps, son auteur a rejoint l’équipe du lit­té­raire. Pour les simples pro­fes­seurs d’histoire comme moi, habi­tués aux ouvrages géné­raux et de syn­thèse, il est bon de lire par­fois les thèses qui ont la chance et le mérite d’être publiées. Mais le temps manque sou­vent. Pour une fois, nous ne sur­vo­lons pas les évé­ne­ments et les idées en ayant ensuite l’impression de les maî­tri­ser, mais nous allons petit à petit, gui­dés par l’auteur, au fond des choses.

Bien sûr, en France, on s’intéresse à la Pre­mière Guerre mon­diale, parce que ce pays fut le prin­ci­pal théâtre des opé­ra­tions mili­taires, mais il ne fut pas le seul. Il faut savoir aussi chan­ger de focale. S’intéresser aux rela­tions diplo­ma­tiques entre la France et l’Italie pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale per­met d’ouvrir un nombre presque infini de pers­pec­tives. Entre ces deux nations se trouve l’Adriatique, et au cœur de l’Adriatique, il y a les Bal­kans. Alors oubliez vos cours de géo­gra­phie… Étu­dier la diplo­ma­tie en temps de guerre c’est aussi mettre en avant les liens entre les ser­vices diplo­ma­tiques et mili­taires : par­fois com­plé­men­taires, par­fois oppo­sés voire com­plè­te­ment antagonistes.

Pour sim­pli­fier : l’Italie, d’abord alliée aux puis­sances cen­trales est fina­le­ment entrée en guerre en 1915 aux côtés de la France et du Royaume-Uni, qui par le Traité secret de Londres lui ont pro­mis monts et mer­veilles bal­ka­niques. La France est deve­nue ainsi l’alliée de l’Italie et de la Ser­bie, qui s’opposent jus­te­ment pour le contrôle de la rive orien­tale de la mer adria­tique. Ce qui pousse par­fois l’Italie à se réjouir des mal­heurs de leurs “amis” serbes et à cher­cher à s’entendre avec les puis­sances enne­mies des Serbes, les Bul­gares, par exemple. Ajou­tons à cela le carac­tère mul­tieth­nique des Bal­kans et de l’empire austro-hongrois, les enjeux com­plexes autour de l’Albanie et des ports de l’Adriatique aux popu­la­tions hété­ro­gènes et vous avez le cock­tail le plus explo­sif de toute la Méditerranée.

Un exemple : parmi les sol­dats faits pri­son­niers par l’Italie se trouvent des Slaves, anciens com­bat­tants de l’armée d’Autriche. La France et le Royaume-Uni aime­raient pou­voir les uti­li­ser dans le cadre d’une armée serbe ou you­go­slave mais l’Italie refuse de les libé­rer car cela ren­for­ce­rait le camp serbe ou you­go­slave, leurs alliés. Tan­dis que les mili­taires de l’Entente ful­minent, les ambas­sa­deurs arron­dissent les angles. Vous avez com­pris ? C’est nor­mal. D’autant plus qu’à par­tir de 1917, les États-Unis entrent dans le jeu, et Wil­son, très atta­ché au prin­cipe du droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes com­pro­met encore davan­tage les inté­rêts des Ita­liens sur la Dal­ma­tie. Mettez-y un peu de guerre, de batailles, de pro­blèmes de ravi­taille­ment, de que­relles per­son­nelles et dynas­tiques et vous aurez une petite idée des enjeux qui se sont cris­tal­li­sés sur cette région pour les forces impli­quées dans le conflit mon­dial… et de la dif­fi­culté que cela a repré­senté pour Fré­dé­ric Le Moal de ten­ter de les démêler.

Parce qu’il en a fallu des heures pas­sées dans les archives des dif­fé­rents minis­tères fran­çais et ita­liens… Des heures qui ne seraient rien sans le talent — de cher­cheur et de conteur - déployé par l’auteur pour rendre intel­li­gible et claire une situa­tion com­plexe à ce point, en évo­lu­tion per­pé­tuelle de sur­croît. Il fal­lait un style clair et simple pour rendre compte avec pré­ci­sion des situa­tions et des per­cep­tions. Jamais Fré­dé­ric Le Moal ne renonce à ce souci du détail expli­cite qui nous per­met de com­prendre, sans pré­ju­gés ni parti pris, com­ment les ques­tions de l’Adriatique et des Bal­kans se sont posées au cœur des rela­tions franco-italiennes. Rela­tions déjà hou­leuses et dura­ble­ment mar­quées par cette expé­rience par­ta­gée en diver­gence de la Pre­mière Guerre mondiale.

Finale­ment, et c’est ce qui sur­prend ici, c’est une guerre sans morts. Le tra­vail minu­tieux dans les archives nous per­met de nous impré­gner des visions poli­tiques et mili­taires : on parle d’ “efforts”, d’ “enga­ge­ments”, de “manque d’effectifs”, voire de “pertes”, et la réa­lité phy­sique et ter­rible des com­bats dis­pa­raît. Ce n’est pas une faute de l’ouvrage, c’est sa force. Les mots fusent — on se délecte des mots d’esprit furieux d’un Cle­men­ceau pas tou­jours très adroit — les décla­ra­tions sont étu­diées de près, les minutes cor­ri­gées et adou­cies, dans les trai­tés et les dis­cus­sions, les zones et régions concer­nées sont rayées, rajou­tées, négo­ciées… Dans cette diplo­ma­tie de guerre, qui pré­pare l’ordre futur, chaque mot compte et les carac­tères s’imposent comme au théâtre.

On ne s’étonnera pas que l’imbroglio soit une notion théâ­trale d’origine ita­lienne… Cet ouvrage remar­quable est le résul­tat d’un tra­vail minu­tieux qui cherche à démê­ler les fils d’une situa­tion d’imbroglio dans un chau­dron : le chau­dron adria­tique. De là se sont déve­lop­pées, au sein des armées et de la diplo­ma­tie, mépris, méfiance et frus­tra­tions entre la France et l’Italie.
En fin de compte, le terme de “conten­tieux”, au sin­gu­lier, appa­raît bien gen­til dans le titre…

camille ara­nyossy

   
 

Fré­dé­ric Le Moal, La France et l’Italie dans les Bal­kans 1914–1919 — Le conten­tieux adria­tique, L’Harmattan, coll. “Inter-National”, sep­tembre 2006, 407 p. — 32,00 €.

 
     

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