Ouvrage remarquable résultant d’un travail minutieux et qui tente de démêler les fils de l’imbroglio adriatique.
Cela faisait déjà quelques mois que j’avais reçu ce livre et j’ai pu profiter de ce mois de juillet pour me plonger dans Le contentieux adriatique. À noter qu’entre temps, son auteur a rejoint l’équipe du littéraire. Pour les simples professeurs d’histoire comme moi, habitués aux ouvrages généraux et de synthèse, il est bon de lire parfois les thèses qui ont la chance et le mérite d’être publiées. Mais le temps manque souvent. Pour une fois, nous ne survolons pas les événements et les idées en ayant ensuite l’impression de les maîtriser, mais nous allons petit à petit, guidés par l’auteur, au fond des choses.
Bien sûr, en France, on s’intéresse à la Première Guerre mondiale, parce que ce pays fut le principal théâtre des opérations militaires, mais il ne fut pas le seul. Il faut savoir aussi changer de focale. S’intéresser aux relations diplomatiques entre la France et l’Italie pendant la Première Guerre mondiale permet d’ouvrir un nombre presque infini de perspectives. Entre ces deux nations se trouve l’Adriatique, et au cœur de l’Adriatique, il y a les Balkans. Alors oubliez vos cours de géographie… Étudier la diplomatie en temps de guerre c’est aussi mettre en avant les liens entre les services diplomatiques et militaires : parfois complémentaires, parfois opposés voire complètement antagonistes.
Pour simplifier : l’Italie, d’abord alliée aux puissances centrales est finalement entrée en guerre en 1915 aux côtés de la France et du Royaume-Uni, qui par le Traité secret de Londres lui ont promis monts et merveilles balkaniques. La France est devenue ainsi l’alliée de l’Italie et de la Serbie, qui s’opposent justement pour le contrôle de la rive orientale de la mer adriatique. Ce qui pousse parfois l’Italie à se réjouir des malheurs de leurs “amis” serbes et à chercher à s’entendre avec les puissances ennemies des Serbes, les Bulgares, par exemple. Ajoutons à cela le caractère multiethnique des Balkans et de l’empire austro-hongrois, les enjeux complexes autour de l’Albanie et des ports de l’Adriatique aux populations hétérogènes et vous avez le cocktail le plus explosif de toute la Méditerranée.
Un exemple : parmi les soldats faits prisonniers par l’Italie se trouvent des Slaves, anciens combattants de l’armée d’Autriche. La France et le Royaume-Uni aimeraient pouvoir les utiliser dans le cadre d’une armée serbe ou yougoslave mais l’Italie refuse de les libérer car cela renforcerait le camp serbe ou yougoslave, leurs alliés. Tandis que les militaires de l’Entente fulminent, les ambassadeurs arrondissent les angles. Vous avez compris ? C’est normal. D’autant plus qu’à partir de 1917, les États-Unis entrent dans le jeu, et Wilson, très attaché au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes compromet encore davantage les intérêts des Italiens sur la Dalmatie. Mettez-y un peu de guerre, de batailles, de problèmes de ravitaillement, de querelles personnelles et dynastiques et vous aurez une petite idée des enjeux qui se sont cristallisés sur cette région pour les forces impliquées dans le conflit mondial… et de la difficulté que cela a représenté pour Frédéric Le Moal de tenter de les démêler.
Parce qu’il en a fallu des heures passées dans les archives des différents ministères français et italiens… Des heures qui ne seraient rien sans le talent — de chercheur et de conteur - déployé par l’auteur pour rendre intelligible et claire une situation complexe à ce point, en évolution perpétuelle de surcroît. Il fallait un style clair et simple pour rendre compte avec précision des situations et des perceptions. Jamais Frédéric Le Moal ne renonce à ce souci du détail explicite qui nous permet de comprendre, sans préjugés ni parti pris, comment les questions de l’Adriatique et des Balkans se sont posées au cœur des relations franco-italiennes. Relations déjà houleuses et durablement marquées par cette expérience partagée en divergence de la Première Guerre mondiale.
Finalement, et c’est ce qui surprend ici, c’est une guerre sans morts. Le travail minutieux dans les archives nous permet de nous imprégner des visions politiques et militaires : on parle d’ “efforts”, d’ “engagements”, de “manque d’effectifs”, voire de “pertes”, et la réalité physique et terrible des combats disparaît. Ce n’est pas une faute de l’ouvrage, c’est sa force. Les mots fusent — on se délecte des mots d’esprit furieux d’un Clemenceau pas toujours très adroit — les déclarations sont étudiées de près, les minutes corrigées et adoucies, dans les traités et les discussions, les zones et régions concernées sont rayées, rajoutées, négociées… Dans cette diplomatie de guerre, qui prépare l’ordre futur, chaque mot compte et les caractères s’imposent comme au théâtre.
On ne s’étonnera pas que l’imbroglio soit une notion théâtrale d’origine italienne… Cet ouvrage remarquable est le résultat d’un travail minutieux qui cherche à démêler les fils d’une situation d’imbroglio dans un chaudron : le chaudron adriatique. De là se sont développées, au sein des armées et de la diplomatie, mépris, méfiance et frustrations entre la France et l’Italie.
En fin de compte, le terme de “contentieux”, au singulier, apparaît bien gentil dans le titre…
camille aranyossy
Frédéric Le Moal, La France et l’Italie dans les Balkans 1914–1919 — Le contentieux adriatique, L’Harmattan, coll. “Inter-National”, septembre 2006, 407 p. — 32,00 €. |
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