Vincent de Swarte : im memoriam

Salut à un grand auteur qui nous a quittés…

Vincent de Swarte : im memo­riam (Ren­trée 06)

J’ai appris la triste nou­velle le ven­dredi 30 juin 2006. Venu pour dis­cu­ter des titres de la ren­trée lit­té­raire de Ram­say, et acces­soi­re­ment du manus­crit de mon der­nier roman en date consa­cré à un peintre des XVe-XVIe siècles, avec la direc­trice lit­te­raire de la mai­son, Anna Pav­lo­witch, le choc m’a ter­rassé de plein fouet, au détour d’une phrase ano­dine. « Vous savez que nous édi­tons le roman de Vincent ? » Il devait être 14H40. Et devant mon air pas­sif sinon béat, A. Pav­lo­witch de pré­ci­ser, afin que je prenne bien la mesure dudit texte : vous ne le savez peut-être pas, Vincent de Swarte est mort il y a deux mois, ter­rassé par un can­cer fou­droyant. Il avait 43 ans. »

Foudroyé, pour le coup, c’est moi qui l’étais en cet ins­tant : parce que, au moment pré­cis où j’apprenais que cet auteur de grand talent avait dis­paru, je revoyais défi­ler des séquences des deux émis­sions que j’avais enre­gis­trées avec Vincent dans les stu­dios de canal­web, pour l’émission de webtv Paru TV (autant de medias aujourd’hui éva­nouis), à l’occasion de la sor­tie de Requiem pour un sau­vage et de Le para­dis existe chez Pau­vert (une belle mai­son d’édition qui n’existe plus éga­le­ment…) — voir les cri­tiques de ces deux textes par les membres de la rédac­tion du Lit­te­raire ci-dessous, telles que parues à l’origine. J’avais ensuite revu Vincent au Salon du livre de Paris en 2004 : il m’avait aperçu dans un cou­loir et nous nous étions donné de nos nou­velles en nous pro­met­tant de nous revoir — ce qui n’a jamais été fait, hélas.

Je dis hélas parce que j’ai gardé un excellent sou­ve­nir de nos dis­cus­sions devant les camé­ras : celui d’un homme à l’allure de grand ado ou de grand frère, qui ne venait pas pour para­der ou péro­rer en évo­quant ses livres d’un ton loin­tain (ayant co-produit et pré­senté plus de 200 émis­sions lit­té­raires en direct, je crois savoir de quoi je parle), mais qui se met­tait en scène tout entier, sans affec­ta­tion ni fausse pudi­bon­de­rie, dans ce qu’il disait. Cela tout en croi­sant aussi bien une infor­ma­tion lue la veille ou un conte pour enfants — il en a écrit de nom­breux — et en devi­sant sans arrière-pensée. La pre­mière fois, nous étions même allés dans un café en bas de la rue Troyon, après l’émission TV, pour boire un verre avec Patrick Lien­hardt, direc­teur de feu le site paru.com. Si mes sou­ve­nirs ne me trompent pas, Vincent por­tait une paire de bas­ket façon Converse, un jean et une veste en velours noir, ou en tweed : il est pro­bable qu’il por­tait un pull clair à col roulé. Là, entre bière et caca­huètes, nous avons passé plus de temps à par­ler lit­té­ra­ture et à refaire le monde après que pen­dant l’émission. Je revois Vincent heu­reux d’annoncer qu’il avait l’extrême pri­vi­lège de vivre de de sa plume. Juste avant, au sor­tir de l’entretien, il m’avait fait une jolie dédi­cace avec un soleil sur l’extrait du Requiem que je lui avais proposé.

On com­pren­dra dans un tel contexte, sachant qui plus est que les deux entre­tiens fil­més avec lui ont dis­paru dans la tour­mente du dépôt de bilan de canal­web en 2001, l’émotion qui a été la mienne lorsque, de retour de mon rendez-vous chez Ram­say, j’ai ouvert un soir de juillet le Jour­nal d’un Père sur mon bal­con pari­sien. C’est un peu comme si la dis­cus­sion inter­rom­pue quelques années au pré­lable avec quelqu’un qui n’était pas un ami mais juste une per­sonne ren­con­trée dans le milieu lit­té­raire, avait repris. Magique. J’étais pour­tant réti­cent à l’idée de lire le der­nier texte d’un écri­vain se sachant condamné et qui, plu­tôt que de pour­suivre son pro­jet en cours chez Ram­say dédié au célébre peintre Van Gogh, avait décidé, face à l’urgence, de reprendre les notes accu­mu­lées après la nais­sance de sa fille Lou et de son fils Pablo pour com­po­ser un jour­nal qui serait aussi et avant tout une réflexion, entre phi­lo­so­phie et lit­té­ra­ture, sur le sens de la pater­nité. Et de ce qui s’y joue.

Gageure, pari de neu­tra­lité et d’objectivité impos­sible face à l’imminence du grand départ, veine trash avec mau­vais effet de sus­pense ? Rien de tout cela, grand dieu non, dans ce texte épuré et tou­chant (au sens où l’escrime, comme la pein­ture, est l’art de la touche) où l’on sent com­bien chaque mot, chaque phrase, chaque para­graphe a été pesé. Réfle­chi. Mûri. Un texte qui honore donc les édi­tions Ram­say, même si l’on déplore un grand nombre dom­ma­geable de coquilles dans ces pages !
N’importe, qu’il se penche sur la ques­tion de la méta­phore en lit­té­ra­ture, sur la trans­pa­rence sublime des doigts des nour­ris­sons ou la vérité du métier d’écrivain, légè­re­ment égaré dans le laby­rinthe de la réa­lité hic et nunc, parmi tant d’autres items plus sug­ges­tifs et péné­trants les uns que les autres, Vincent de Swarte prouve si besoin était l’étendue de son talent avec ce Jour­nal tout en rete­nue ou il ne cesse de s’élever du sin­gu­lier à l’universel au lieu d’en res­ter — ce qui lui eût pour­tant été facile — aux affres d’un sub­jec­tif par trop nombriliste.

Ici réside sans doute le tour de force prin­ci­pal de ce texte hors du com­mun, fina­lisé par son auteur, dans ses der­niers jours, sur un lit d’hôpital, en proie à mille dou­leurs  : il n’est pas néces­saire d’être écri­vain et père de famille soi-même pour intel­li­ger les sobres pro­pos tenus par Vincent dans ces pages. Je m’étais élevé il y a quelques années contre le livre de Laure Adler, A ce soir, qui ne me sem­blait tirer son aura que de ce que le fait auto­bio­gra­phique (le décès d’un enfant) en consti­tuait la pierre de touche, non cri­ti­quable en droit au titre de maté­riau lit­té­raire.
C’est d’un tout autre lieu que nous parle le Jour­nal d’un Père. Non pas un roman médi­cal mais l’au revoir d’un esprit élé­gant et dis­cret. L’esprit de quelqu’un qui n’était pas un de mes proches mais dont je sais main­te­nant que j’aurais aimé qu’il le fut. Pour­quoi donc les être que nous aimons, sans l’avouer ou le savoir par­fois, ne s’auréolent-ils de valeur abso­lue que lorsqu’ils ont disparu ?

A 38 ans, le cri­tique madré que je suis s’était juré que jamais il ne ver­se­rait dans l’art dif­fi­cile de l’épitaphe lit­té­raire. Je viens de me tra­hir pour toi, cher Vincent. Et j’espère de tout coeur que, rien que pour toi qui l’annonçais alors de manière pré­mo­ni­toire, oui, « le para­dis existe ». Je l’espère vraiment.

Requiem pour un sau­vage

Chacun de nous est sou­vent l’hérétique d’un autre. Au Moyen Age, un tel état de fait ne par­donne guère. Ainsi le père du nar­ra­teur meurt-il un beau jour sous les coups de piques de ses pour­sui­vants, lais­sant son enfant hors d’atteinte de la meute sec­taire. Le nour­ris­son s’échappe vers la forêt où il se réfu­gie dans une grotte dont il ne sor­tira que de bien longues années plus tard. Mais avant cette renais­sance, l’enfant bien­tôt ado­les­cent puis homme aura appris le poids de la soli­tude, le tom­beau du corps et la part ani­male qui se dis­si­mule en tout être humain.
C’est pour­tant une jolie voix fémi­nine qui l’appelle et l’exhorte comme par magie à quit­ter son caveau tel­lu­rique. Il est de pires sirènes. Elle a beau être une pros­ti­tuée au visage bala­fré, reje­tée loin des cités humaines, après la mère natu­relle et la mère Nature, elle appa­raît comme la troi­sième mère et la pre­mière femme du héros. Celui-ci ne porte que le nom qu’un ami lui attri­buera plus tard, en vertu de sa bes­tia­lité : Pierrelech-Mangechien. Peu imbu de lui-même et réfrac­taire à toute vanité, le sau­vage se recon­naît lui-même dans un des­sein ornant les parois de la grotte péri­gour­dine que lui révé­lera une chan­delle prê­tée par la putain : un homme-canard à la pos­ture gro­tesque, tour­menté de sur­croît par un bison éventré !

Malgré sa lai­deur et son incom­pré­hen­sion du monde, ou peut-être à cause d’elles, Man­ge­chien, appelé par l’air du large, n’hésite pas à lar­guer les amarres de son rocher “sta­lag­mi­teux” et à s’aventurer dans le monde des hommes, tel le Zara­thous­tra nietz­schéen des­cen­dant de sa mon­tagne pour appor­ter la sagesse aux cita­dins. Mais les sur­hommes sont sou­vent mal com­pris : notre sau­vage essuie rebuf­fade sur rebuf­fade, se défend bec et ongles contre les malo­trus à “l’âme hir­sute” qui le mal­mènent et se retrouve en rup­ture de ban. Ne peut pas deve­nir impu­né­ment anthro­po­phage qui veut !
Par l’effet rétro­ac­tif de la nos­tal­gie, la grotte pro­tec­trice lui paraît alors comme un havre de paix éloi­gné de la bar­ba­rie et de la vio­lence des hommes : “Ceux-là sont experts en bar­ba­rie per­mise : la chasse, les tour­nois, la guerre. Que préfères-tu ? L’horreur à visage décou­vert ou celle des hypo­crites ?”.
En 1245, aux abords de Sar­lat, seule une ren­contre avec un che­va­lier trou­ba­dour, son second père, qui l’initiera aux joies du lan­gage et de la poé­sie le dis­suade de s’en retour­ner dans la cécité pier­reuse et sécu­ri­sante de ses ori­gines. Mais le plai­sir ne pou­vant durer, par défi­ni­tion, ces moments de détente et de décou­verte ne sau­raient per­sis­ter bien longtemps.

A l’instar des mères ou des femmes qui finissent tou­jours par dis­pa­raître, tôt ou tard, il est du des­tin des pères d’être occis. Si cela per­met d’habitude, psy­cha­na­lyse aidant, au fils d’assumer son iden­tité, ici la mort du père de sub­sti­tu­tion, bru­tale et injuste, ne sert qu’à armer le bras ven­geur de son des­cen­dant. Et notre homme-canard, “autruche vision­naire”, de décou­vrir les ver­tus san­guines du com­bat rap­pro­ché et de la guerre. Une voca­tion sur­gis­sant sou­vent pour moins que cela, le mas­sacre de dizaines de per­sonnes dans le châ­teau de Crayac l’amène à expor­ter ses talents nou­veaux jusqu’en Terre sainte, où l’on croise moins les doigts que le fer.
Peut-on tou­te­fois se conten­ter d’échanger un Sépulcre contre une caverne ? L’appel des sen­teurs de la forêt, le cri de la terre fécon­dable, la béance du grand vide céleste peuvent-ils se faire si faci­le­ment oublier ? Après de mul­tiples détours, Man­ge­chien ne peut que s’en retour­ner chez lui. Dans cette grotte où repose, tapi dans une obs­cu­rité mul­ti­sé­cu­laire, un extra­or­di­naire bes­tiaire peint par les ancêtres du petit d’homme.

Fort judi­cieu­se­ment, l’auteur brouille les pistes en conta­mi­nant ce récit rupestre par trois extraits de jour­naux du XXe siècle qui mettent l’accent sur la bana­lité de la vio­lence entre­te­nue par les hommes poli­cés. Une ques­tion lan­ci­nante se déve­loppe alors que cha­cun aura bien du mal à répri­mer en son for inté­rieur : où donc com­mence la vio­lence (dans la fin de l’animalité, au sor­tir des grottes) ? Où finit-elle (dans le déla­bre­ment des villes) ? La thèse inverse n’est-elle pas plus plau­sible ?
Récit lit­té­raire trans­mué en une mise en accu­sa­tion socio-politique de nos moeurs, Requiem pour un sau­vage nous ren­voie à une mul­ti­tude de réfé­rences, tant lit­té­raires que phi­lo­so­phiques. Mais il n’est besoin d’aucun bagage cultu­rel pré­sup­posé pour se lais­ser aller au plai­sir de la sug­ges­tion que dis­tille ce texte. Que nous importe si y affleurent les pri­son­niers de la caverne ima­gi­née par Pla­ton au livre VII de la Répu­blique ? Si le “Robin­son” (ou les limbes du Paci­fique) de Tour­nier paraît riva­li­ser de déses­poir puis de désen­chan­te­ment altruistes avec Man­ge­chien ? On peut bien encore, de manière plus contem­po­raine et moins concep­tuelle, voir dans ce livre un écho au Père de nos pères de Wer­ber, consa­cré à l’origine de la condi­tion humaine : toutes les pistes se valent et donc s’annulent. Sans comp­ter celles que nous ne recen­sons pas.

L’agré­ment que pro­cure le livre de Vincent de Swarte est en fait ailleurs : dans ces mys­té­rieuses cor­res­pon­dances (entre huma­nité et bes­tia­lité, ami­tié et tra­hi­son, beauté et car­nage) qui accen­tuent la charge dra­ma­tique inhé­rente à tout “requiem” et s’essaient, jusqu’au bout de la clarté de quelques chan­delles, à faire de l’existence humaine un chant inin­ter­rompu. C’est ainsi que la foi peut para­doxa­le­ment s’aménager une place dans le savoir. L’Esthétique, conqué­rir ses carac­tères de noblesse sur la vie végé­ta­tive.
De manière plus pam­phlé­taire, l’auteur s’ingénie ici à créer des pas­se­relles sur­pre­nantes entre nature et culture, entre reli­gion et athéisme : si toute dou­ceur est une vio­lence mas­quée, n’est-ce pas fina­le­ment le même “leurre d’éternité” qui tra­vaille toutes ces caté­go­ries comme si depuis l’aube des temps chaque être sin­gu­lier refu­sait son englou­tis­se­ment dans le grand Tout ? Paul Valéry se plai­sait à remar­quer : “reve­nir à soi, c’est reve­nir au monde, c’est-à-dire à autre chose que soi” : artiste de la dif­fé­rence et obser­va­teur à l’acuité cri­tique sur­ai­guë, Pierrelech-Mangechien est ce phi­lo­sophe des ombres qui n’en revient pas d’être par­venu à exis­ter. Cet esprit sou­ter­rain déçu par l’altérité et le vaste gâchis du monde qui s’octroie le luxe de pré­fé­rer, après véri­fi­ca­tion, la soli­tude exis­ten­tielle à l’isolement topographique.

fre­de­ric grolleau

Le para­dis existe

Zoï zoï, zo zo zoï zoï. Il y a quelque chose de conta­miné au royaume d’Ukraine. Créa­tion gra­tuite contre pour­ri­ture tech­no­lo­gique, ainsi s’élève au son de la guim­barde la com­plainte de Varko le vaga­bond muet. Car même après le “Grand mal­heur”, le déver­se­ment des ondes qui font cré­pi­ter les dosi­mètres dans le vil­lage de Khou­tors­kaïa (et dans une bonne par­tie de la Rus­sie), l’amour demeure. Au coeur de la “zone inter­dite”, mal­gré les pillages et l’éruption de la cen­trale nucléaire dont les vil­la­geois se cachent par la construc­tion d’une palis­sade de bois, impuis­sances sexuelles et défor­ma­tions thy­roï­diennes se déclarent pour­tant. Pour­quoi, pour qui, chan­ter alors quand tout est désolé ?
Non pas tant pour “les bêtes à poils bêtes à plumes, fleurs châ­taignes et cham­pi­gnons” que pour les sou­ve­nirs de ceux qui ont fait le choix de reve­nir au vil­lage. Der­nier hom­mage au refus d’exister ailleurs, en dehors de ses racines, ode à l’adhésion consen­tie au poi­son qui tue len­te­ment. Et Varko de chan­ter ces petits riens avant le grand néant. De prendre pour objet d’étude — musi­cale et poé­tique — le couple formé par Anna et Evguéni.

Que peut-il bien res­ter après une catas­trophe nucléaire ? Quand plus per­sonne ne peut man­ger et aimer pro­pre­ment, pas­sions et pul­sions se révé­lant aussi irra­diées que bet­te­raves et bleuets ? Com­ment vivre quand les choses et les êtres alen­tour n’ont plus que l’apparence de la vita­lité et de la crois­sance, irré­vo­ca­ble­ment cor­ro­dées qu’elles sont de l’intérieur par les rayons ato­miques enfuis d’une cen­trale ? Lorsqu’ils évoquent la nature, la phy­sis, les pen­seurs grecs entendent selon l’étymologie l’ensemble de ce qui pousse, croît sous le soleil. C’est dans cette optique qu’il est légi­time de défi­nir le nou­veau roman de Vincent de Swarte comme méta-physique.
A la dif­fé­rence des “Mariés de la Tour Eif­fel” emprun­tés à Cha­gall qui l’illustrent, couple pathé­tique bom­bardé par la lumière incan­des­cente de l’astre solaire, Evguéni et Anna n’ont même plus d’éclat natu­rel auquel se fier. Le vrai soleil, la vraie nature, sont ailleurs. Non dans l’alcool ou le sui­cide, mais dans la besace et les notes rouillées égre­nées par Varko, dans la tête de l’adolescente Bella. Dans ce qui fran­chit la palis­sade et va plus loin en refu­sant de trou­ver dans la simili-répétition l’ombre du salut.

Roman-thyroïde — au sens propre de ce qui a forme de bou­clier (thu­roei­dês en grec), Le para­dis existe ne se réduit pas pour autant à une admo­nes­ta­tion nihi­liste. L’espoir y appa­raît, par ful­gu­rance, quand l’emportent le tem­pé­ra­ment russe des per­son­nages et l’humour de l’auteur (notam­ment dans les pages consa­crées à une paro­die des pro­cès sta­li­niens où les enfants du vil­lage condamnent faune et flore pour avoir fait sem­blant d’être en vie !).
Mais l’amertume revient lorsque cha­cun est convaincu que “le temps est bien la seule répa­ra­tion pos­sible quand il y a eu grand mal­heur”. Un temps qui plus que jamais joue à la rou­lette russe avec “la santé de l’humanité”. En vou­lant dédier un ouvrage aux vic­times, parmi d’autres, de l’irresponsabilité humaine, Vincent de Swarte renoue avec une thé­ma­tique qu’il a abor­dée plus vio­lem­ment avec Requiem pour un sau­vage (Pau­vert, 1999). Dans la divine comé­die de la lit­té­ra­ture, son para­dis vient comme de juste après l’enfer. Mais il conserve comme un goût de pur­ga­toire, res­sor­tis­sant d’une oeuvre de tran­si­tion davan­tage que d’un texte tran­ché et défi­ni­tif. Encore fallait-il pou­voir res­ti­tuer aussi jus­te­ment “le silence qui hurle” des radia­tions. Tchoïng doïn doïn, tchong doïng.

fre­de­ric grol­leau 

Lynx

Clac, clac, clac, ses dents claquent dans la nuit lacustre de Pigalle. Son âme est un brui­neux et dégou­li­nant octobre. Fabio Rachid Pan­crace, dit le Lynx, quatre vingt kilos de viande de chat-lynx-souris-singe-oiseau. Avec son cerf-volant lesté de lames de rasoirs, il taillade le pla­fond plombé du 018, là-haut, au-dessus de l’ancien châ­teau d’eau. Les fan­tômes de robe à fleurs, c’est ça qui le bouffe de l’intérieur (mis K.O. à vie par la mort de sa femme).

Bête tra­quée par l’angoisse. Bête tueuse, parce qu’il faut bien. Néces­sité. “Je ferme les yeux sur moi-même quand je tue” admet le Lynx, ani­mal déchiré. Sur son territoire-cache du dix-huitième nord, entre ce juillet et ce novembre-là, pour l’ex-égoutier, ex-boxeur ama­teur, ex-alcoolique, ex-beaucoup de choses, c’est temps pourri. Le piège de mort tendu par l’Ecrivain, le pire des pires ser­pents du coin, il joue avec. Oh oh, c’est lui, l’Ecrivain, qui lui a prêté cette strip-teaseuse — atten­tion, seule­ment prêté — fan­tasme ambu­lant, et aussi — virus obsé­dant -, ce livre qui s’appelle “Moby Dick”. Poi­son, contre-poison ? Féro­cité, acharnement ?

Perdu c’est gagné, au jeu de la pro­voc : si le Lynx va jusqu’au car­nage, c’est qu’il lui faut se détruire, pour enfin se recons­truire. Sen­ti­men­tal XXL, ses fai­blesses pour les femmes sont des forces, et les femmes, les lieux de per­di­tions où il se trouve.
Roman-félin, Lynx, de son pas élas­tique — ful­gu­rance des muscles, cho­ré­gra­phie souple, écri­ture phy­sique — se jette bille en tête dans la jungle méta­phy­sique. De bout en bout, il nous repaît d’une bataille de l’âme, où s’entre-flinguent, clac, clac, clac, noir­ceur et inno­cence. L’été du 018 nord ago­nise.
Et le monde du qua­trième roman de Vincent de Swarte est une jubilation.

Colette d’Orgeval

Vincent de Swarte,
- Jour­nal d’un Père, Ram­say, 2006, 212 p. — 16,00 €.
- Requiem pour un sau­vage, Pocket Nou­velles Voix, 2001, 160 p. — 4,70 €.
- Le para­dis existe, Pau­vert, 2001, 165 p. — 16,77 €.
- Lynx, Denoël, 2002, 286 p. — 10,00 €.

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