L’« objet bouleversant » que peut être la poésie se passe chez Nougé de tout ce que le Surréalisme a entretenu : la mythification et la mystification. Pour Breton, il s’agissait par ce stratagème fallacieux de reconquérir une liberté d’imagination étouffée par le positivisme ambiant. Le Belge à l’inverse a toujours insisté sur la nécessité, pour la poésie, de s’accomplir autrement et en évitant la pose — fût-elle celle d’un poète le couteau entre les dents sagement installé au fond d’un café germanopratin ou bruxellois.
Nougé a cherché moins à la négation des formes qu’à leur transformation afin de donner à lire ou à voir l’impensable, l’invisible selon une réflexion alternative. Elle permet de percevoir le monde familier de manière subversive, attentive par une suite de dérapages.
L’auteur et photographe a su rendre le monde inquiétant jusque dans de moindres détails et au sein même de l’érotisme : une paire de gants prêts à s’échapper d’une boîte tandis qu’une femme a le dos tourné « cheminent à la surface d’une muraille à la manière d’insectes » L’artiste brouille les pistes comme les valeurs du vrai et du faux, du réel et de l’illusoire en des mises en scène et en mots minutieusement calculées bien loin de l’idéal de spontanéité énoncé par Breton. A l’inverse du Pape, il se détache de la question du moi, de la subjectivité, au profit d’une sorte d’ « objectivité » habilement montée et reconstruite.
Dans ses instantanés de « La Chambre au miroir », se crée un univers de montage suffisamment original pour donner à sa production photographique et poétique un jeu impertinent propre à mettre en abyme le regard voyeur donc humain. « De la chair au verbe » comme du verbe à l’image l’érotisme relève d’une technique originale où l’objet du désir se vide en partie de sa substance afin de créer une image qui échappe autant au réalisme qu’à une stylisation d’une prétendue beauté — terme que Nougé estime « confus », superflu et hérité du romantisme.
Rompant avec les critères d’authenticité, de vérité et de spontanéité, Nougé préfère le calcul et la méthode à la sincérité. Il privilégie le travail « à façon » pour manipuler le langage, dévoyer jusqu’à l’érotisme pour détruire les grands poncifs de la littérature comme de la photographie.
Le poète — irrégulier de la langue et de l’image — paria sur la force de l’imaginaire contre la séduction exercée par le réalisme photographique. Elle lui servit d’intermédiaire à l’intelligence par un dispositif technique opératif qui ne réduit pas pour autant l’inspiration au talent, à la maîtrise d’un savoir-faire. Mettant fin à une sorte d’intériorité créatrice, l’auteur fait de sa production langagière un moyen de désacraliser la « marque » d’un créateur.
La pertinence descriptive prend donc avec Nougé un nouveau sens, un accent plus grave mais aussi un rire. Il débarrasse l’art et la littérature d’idéaux superfétatoires dans une programmatique capable d’un « dégagisme » du côté conventionnel, académique, des recherches modernes des surréaliste. Rendre visible l’invisible ne revient pas à se mirer dans un miroir en attendant « l’ascension des merveilles » mais à explorer de nouveaux chemins à parcourir et qui ne l’ont pas encore aujourd’hui été. Mais Nougé les a ouverts.
jean-paul gavard-perret
Paul Nougé, Au palais des images les spectres sont rois – Ecrits anthumes 1922–1966, Allia, 2017, 792 p. — 35,00 €.