Denitza Bantcheva, À la rigueur

Un uni­vers d’apparences, où seul le beau peut espé­rer durer au milieu des incon­sis­tances pro­duites à la pelle

On connaît Denitza Bant­cheva pour ses mono­gra­phies qui font auto­rité sur Joseph Del­teil (L’Age d’Homme), Jean-Pierre Mel­ville (Édi­tions du Revif), ou, plus récem­ment, René Clé­ment (Édi­tions du Revif), mais il s’avère qu’elle est aussi l’auteur d’une œuvre roma­nesque qui com­mence à deve­nir consé­quente, dont le der­nier opus, À la rigueur, vient tout juste de paraître.
Le temps d’un été, une scé­na­riste à suc­cès décide de s’installer dans sa mai­son de cam­pagne au sud de la France. Être « calo­ri­phile », elle a besoin de cha­leur. Elle a aussi besoin de calme pour par­ve­nir à faire le point sur son état, qu’on aurait suc­ces­si­ve­ment qua­li­fié, selon les époques, de « mélan­co­lie », « déses­poir » ou « dépres­sion ner­veuse. Elle a perdu « le goût et, dans cer­tains cas, la force de vivre ».

Née à Prague d’une mère tchèque et d’un père anglo-allemand — « pur pro­duit de 1945 » -, la petite fille a quitté l’Europe de l’Est à la suite de ses parents, qui n’ont trouvé d’autre solu­tion que de la cacher dans une boîte pla­cée à l’arrière d’un camion. Même des années plus tard, alors qu’elle a vécu son enfance à Ber­lin ouest, puis s’est éta­blie à Paris, elle garde de cette expé­rience trau­ma­ti­sante une han­tise de cer­tains lieux clos, sen­ti­ment s’apparentant à une forme de claus­tro­pho­bie limi­tée à « cer­tains véhi­cules voya­geant sur terre ».
Cet été-là, donc, elle a un pro­jet qui consiste à faire le bilan de sa vie, son passé, son his­toire, en rece­vant quelques amis proches pour l’aider dans cette opé­ra­tion intros­pec­tive. Mais il va être per­turbé par la pré­sence de son demi-frère, Lucas, ado­les­cent vivant avec sa mère au Canada, et que cette der­nière lui confie pour quelques jours.

Dans ce roman, Denitza Bant­cheva s’est dotée d’une nar­ra­trice au carac­tère bien trempé, et qui ins­pire au lec­teur des sen­ti­ments ambi­gus : d’humeur chan­geante, sou­vent impi­toyable dans ses juge­ments défi­ni­tifs, sou­vent aga­cée par ceux qui l’entourent, elle irrite : c’est une « chi­chi­teuse », selon ses propres termes. Seul le beau Charles Hus­son, son amant, homme de théâtre, trouve tou­jours grâce à ses yeux.
Mais elle est aussi tou­chante, fra­gi­li­sée par son his­toire peu com­mune, qui nous est dis­til­lée à la faveur de flash-backs ou de longs mono­logues durant les­quels elle se fait un devoir (d’aînesse) de jouer les édu­ca­trices en expli­quant à son jeune frère, autour de la table de la cui­sine, leur his­toire, celle de leur famille et celle de leur société, de ce siècle écoulé plein des drames et des hor­reurs que l’on sait.
Peu à peu, la grande sœur, femme solide mais fra­gile, iras­cible mais atten­tion­née, s’attache à ce jeune inconnu qui, contre toute attente, s’attache à elle en retour, d’une façon qu’elle n’avait pas envi­sa­gée, qui la sur­prend et qui l’émeut aux larmes. C’est qu’elle avait pris l’habitude de consi­dé­rer les per­sonnes qui l’entouraient avant tout comme des objets d’étude, mal­gré ce qu’elle pré­ten­dait : Depuis une quin­zaine d’années, je m’étais plu à lier conver­sa­tion avec n’importe qui […] je m’attendais à “ être sur­prise ” , je vou­lais “ voir ce qui pou­vait en sor­tir ”, pas néces­sai­re­ment en termes d’étude .

Même si elle s’adresse à son lec­teur, tour à tour « atten­tif », « futur », « poten­tiel », elle finit par avouer que ce n’est jamais que pour soi-même que l’on écrit — croyant, géné­ra­le­ment, qu’on sera lu par un autre soi-même. Ses constats sont sans cesse matière à réflexions sur la société dans laquelle elle vit, pro­duit d’un siècle riche en évé­ne­ments. Si elle prête une atten­tion toute par­ti­cu­lière aux dia­logues, c’est qu’ils sont sa matière, son outil de tra­vail. Et d’ailleurs, ils sont légion dans le livre, tan­tôt enle­vés, les répliques s’enchaînant sans relâche, en des termes fami­liers ou même argo­tiques, tan­tôt didac­tiques, pré­textes à ana­lyse.
Quoi qu’il en soit, le rap­port qu’elle entre­tient avec son métier de scé­na­riste est trouble. D’une part, elle avoue ne vivre que par et pour l’écriture et de fait, mal­gré sa ferme inten­tion de pas­ser l’été à ne rien faire, elle s’embarque dans un pro­jet de film et se met fébri­le­ment à écrire. Les livres, c’est toute sa vie (en dépit de ses incom­pé­tences avouées, sa mère Ivy lui appa­raît comme une bonne mère, ne serait-ce que parce qu’elle lui a tou­jours acheté les livres qu’elle vou­lait) ; le cinéma aussi, et les réfé­rences y sont nom­breuses. On se demande alors pour­quoi son métier lui paraît si mépri­sable : pour­quoi, à plu­sieurs reprises, elle tente d’aider ses amis en leur pro­po­sant de cet argent (trop) faci­le­ment gagné dont elle semble vou­loir se débar­ras­ser ? Est-elle donc si hon­teuse de la façon dont elle l’a acquis, dans un milieu où  l’on ne vous trou­vait pas mépri­sable si vous fai­siez com­merce de phrases type  ? Ou bien est-ce la seule chose qu’elle soit capable de par­ta­ger, tant elle se replie sur elle-même, en cet été de tous les bilans, où la pré­sence de ses proches, convo­qués tour à tour, ne suf­fit pas à rompre sa soli­tude et à apai­ser son mal-être ?

Un per­son­nage prin­ci­pal qui est donc tout sauf lisse, et par la voix de qui on touche à des thèmes forts, trai­tés en pro­fon­deur — on res­sent une sainte hor­reur de ce qui s’arrête à la sur­face -, dans une langue riche — l’auteur nous trans­met par le biais de sa nar­ra­trice son mépris de cette société où l’on uti­lise tou­jours les mêmes mots, où on les détourne de leur sens pro­fond pour les bana­li­ser, société de l’abréviation, où en ampu­tant les mots on leur vole leur sens.
La mort, enfin, est pré­sente comme en toile de fond, évo­quée, envi­sa­gée comme une issue pos­sible et accep­table, quand l’effort de vivre est devenu trop pénible. Et cette « fille deux fois née » ne sait plus com­ment vivre.

Denitza Bant­cheva nous plonge avec talent au cœur de notre siècle, nous fait tou­cher du doigt les consé­quences des trau­ma­tismes de l’histoire du ving­tième siècle. Elle nous dépeint un uni­vers d’apparences, où seul le beau peut espé­rer durer au milieu des incon­sis­tances pro­duites à la pelle. Gageons qu’ À la rigueur durera.

agathe de lastyns  

Denitza Bant­cheva, À la rigueur, édi­tions du Revif, jan­vier 2009.

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