Marc Ferro, La vérité sur la tragédie des Romanov

Que s’est-il réel­le­ment passé dans cette sinistre pièce du rez-de-chaussée de la mai­son Ipa­tiev, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918 ? Le tsar Nico­las II y fut-il assas­siné avec toute sa famille et leurs der­niers serviteurs ?

Depuis cette date, ce tra­gique évè­ne­ment ne cesse d’alimenter rumeurs, spé­cu­la­tions et contro­verses his­to­riques. Si la mort du tsar est indu­bi­table, le sort réservé à son épouse, son fils et ses filles reste sujet à cau­tion. Dans sa bio­gra­phie de Nico­las II, Marc Ferro avan­çait déjà l’hypothèse d’une sur­vie de l’impératrice et de ses filles. Il reprend le dos­sier dans un nou­veau et court ouvrage, en réaf­fir­mant sa théo­rie, pré­sen­tée désor­mais comme une certitude.

Sa thèse est la sui­vante : les bol­che­viks sont sou­mis en juillet 1918 à deux pres­sions contra­dic­toires, celle des SR de gauche qui exigent la mise à mort de tous les Roma­nov, et celle de l’Allemagne qui ne tolé­re­rait pas l’exécution de l’impératrice et de ses filles, de sang alle­mand. Ils auraient donc éli­miné le tsar et fait cou­rir le bruit de la mort de toute la famille impé­riale. La thèse du mas­sacre col­lec­tif aurait en fait été reprise par les Blancs, après la prise d’Ekaterinbourg, parce qu’elle les arran­geait.
Les mal­heu­reuses sur­vi­vantes auraient été ensuite trans­fé­rées à Mos­cou et remises aux Alle­mands en échange de la libé­ra­tion de Karl Liebk­necht, ce que Marc Ferro appelle le pre­mier échange Est-Ouest de l’histoire. L’impératrice aurait fini ses jours dans un couvent en Pologne, Olga, Tatiana et Marie auraient vécu cachées tout en se mariant. Seule Anas­ta­sia qui aurait réussi à s’échapper dans des condi­tions dra­ma­tiques a fait par­ler d’elle.

Autant le dire tout de suite, on ne peut pas balayer la thèse de Marc Ferro d’un revers de la main. Il pré­sente des élé­ments cré­dibles. Le prin­ci­pal inté­rêt de son livre est de repla­cer la ques­tion de la mort du tsar et de la sur­vie de sa famille dans le contexte poli­tique et mili­taire de l’été/automne 1918. Les bol­ché­viks auraient sauvé les prin­cesses pour pré­ser­ver la paix de Brest-Litovsk que les SR de gauche vou­laient sabo­ter, puis les auraient échan­gées en l’Allemagne à l’automne dans le cadre des négo­cia­tions entre Mos­cou et Ber­lin. En outre, Marc Ferro insiste avec rai­son sur le poids de la diplo­ma­tie dynas­tique, paral­lèle à celle des gou­ver­ne­ments, que les sou­ve­rains mènent pour défendre les membres de leur famille.
En effet, plus que les divers témoi­gnages évo­qués, tou­jours sujets à cau­tion (l’un contre­dit l’autre), ce sont les docu­ments diplo­ma­tiques des rois d’Espagne, du Dane­mark et d’Angleterre qui accré­ditent la thèse d’une sur­vie des grandes-duchesses, en tout cas l’existence de négo­cia­tions à leur sujet.

Cela dit, on quitte le livre avec une impres­sion très miti­gée. Marc Ferro, sur des points cru­ciaux, se contente de simples évo­ca­tions. Il parle, avec une satis­fac­tion non feinte parce qu’elle confirme son hypo­thèse, de la décou­verte par une his­to­rienne amé­ri­caine, dans les archives du Vati­can, du jour­nal intime qu’aurait tenu Olga. Soit. Mais dans quel dépôt exac­te­ment ? Quelle est la côte de ce docu­ment ? Les archives du Vati­can sont ouvertes jusqu’en 1939, le jour­nal aurait rédigé dans les années 1950 et Olga serait morte en 1976. On aime­rait une expli­ca­tion ! Marc Ferro semble d’ailleurs ne pas l’avoir lu. Notons que ce jour­nal vient d’être publié en Espagne et serait celui écrit par l’une des « pré­ten­dantes » au titre d’Olga, Marga Boodts, bien connue des spé­cia­listes de la ques­tion Roma­nov.
Notons que Marc Ferro ne peut s’empêcher de voir dans l’insistance des Blancs à faire de Iou­rovski un monstre « des relents d’affaire Drey­fus », et de sup­po­ser que le tré­sor des Roma­nov pour­rait se trou­ver dans la banque du Vati­can, objet de tous les fantasmes !

D’autres affir­ma­tions sont incom­plètes: Guillaume II en exil en Hol­lande aurait conti­nué à aider les prin­cesses. Com­ment ? On a décou­vert des traces de Tatiana et de l’impératrice en Ukraine, en Pologne et au Vati­can. Les­quelles ? Et les fameuses ana­lyses ADN qui ont per­mis de confir­mer la pré­sence de toute la famille impé­riale dans les fosses d’Ekaterinbourg ? Marc Ferro se contente d’affirmer qu’elles sont contes­tées. Par qui ? Com­ment ? Sur quelles bases ? Des récits écrits peuvent-ils contre­dire des tests ADN ? De même, il affirme que tous les des­cen­dants Roma­nov n’assistent pas aux funé­railles de 1998, ce qui est inexact, les images le prouvent à elles seules !
Après leur échange, les grandes-duchesses seraient res­tées d’une dis­cré­tion abso­lue, cachant jusqu’à leur mort leur véri­table iden­tité par peur des repré­sailles et d’un assas­si­nat. Même après la mort de Sta­line ? Même à l’époque de la déstalinisation ?

Certes, on se prend à rêver en lisant l’ouvrage. Si sur­vie il y a bien eu, qu’est deve­nue la tsa­rine, déjà à moi­tié folle en 1918 ? Com­ment a-t-elle sur­vécu à l’exécution de son époux adoré ? Et à celle de son fils dont la mala­die la détrui­sit à petit-feu ? Car comme l’avoue Marc Ferro, le sort d’Alexis demeure un mys­tère total. Sauf que ses restes ont été retrou­vés en 2007, avec ceux de sa sœur Maria, et iden­ti­fiés par plu­sieurs labo­ra­toires amé­ri­cains. Ferro a rai­son sur un point. La mort des Roma­nov n’est pas un fait divers. Car de deux choses l’une : soit les femmes ont bien échappé à la mort, et dans ce cas une des plus grandes mys­ti­fi­ca­tions de l’histoire est en passe d’être réso­lue ; soit cette mal­heu­reuse famille a bien été exter­mi­née sans pitié, avec une sau­va­ge­rie inouïe, et elle annonce par son mar­tyre et ses corps sup­pli­ciés tous les char­niers du com­mu­nisme.
La thèse de Marc Ferro se tient, c’est indu­bi­table. Mais il nous en faut davan­tage pour nous convaincre. L’historien ins­tille un doute, réel et pro­fond, mais sans appor­ter de preuves formelles.

fre­de­ric le moal

Marc Ferro, La vérité sur la tra­gé­die des Roma­nov, Tal­lan­dier, octobre 2012, 216 p. - 17,90 €.

5 Comments

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5 Responses to Marc Ferro, La vérité sur la tragédie des Romanov

  1. gautier

    bon­jour,
    je ne suis pas his­to­rien mais j’ai appré­cié Marc Ferro pour son émis­sion His­toire paral­lèle. Pour ce qui de la tra­gé­die des Roma­nov, je trouve éton­nant que Marc Ferro n’ai pas véri­fié plus sérieu­se­ment ses sources. Mais les pho­tos du livre repré­sen­tant les grandes duchesses, sauf Maria, posent ques­tion.
    Il fau­drait ana­ly­ser plus avant le livre et le com­plé­ter si pos­sible et si l’auteur en est d’accord.

    • Evelyne GOSS ILKIW

      Bon­jour
      Je m inté­resse beau­coup à l his­toire russe et celle de la fin de la famille Roma­nov sous la Révo­lu­tion.
      L ana­lyse de l auteur est un pas en avant pour trou­ver la vérité des faits.
      Je sais que Anna Ander­son était en réa­lité une des filles du Tsar mais ce n était pas Anas­ta­sia mais une de ses soeurs, cela ne fait aucun doute.

    • Thierry BEUREY

      D’accord en tous points avec vous.

  2. Evelyne GOSS ILKIW

    Au sujet des pré­noms des filles du Tsar Nico­las 2, il y a eu co fusion soit natu­rel­le­ment à cause du choc psy­cho­lo­gique ou volon­tai­re­ment pour brouiller les pistes. Madame Anna ANDERSON était bien une des grandes-duchesses mais autre que Anas­ta­sia. IL s agis­sait d une de ses soeurs dont je tais le pre­nom ici.

  3. Cécile

    J’ai lu avec inté­rêt l’ouvrage de Marc Ferro mais je ne sais plus très bien qui a écrit ça, je m’interroge encore sur le nom du Géné­ral alle­mand qui a assisté au sui­cide du Tsar sau­tant d’un train quand il a appris la mort du Tsa­ré­vitch.
    Quelqu’un peut il me rap­pe­ler où j’ai lu cela?

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