Naho Mizuki, Matsuo Bashô. Le maître du haïku

L’étroit che­min du fond

De fac­ture clas­sique sur la forme, si on laisse de côté les pages 11 à 22 per­ti­nem­ment trai­tées en cou­leur pour mettre en exergue une cer­taine rup­ture, ce manga de Naho Mizuki tra­duit en fran­çais — et qui  se lit de façon occi­den­tale de gauche à droite, notons-le — pré­sente le poète pèle­rin Mat­suo Bashô (1644–1694) tenu pour le plus grand poète japo­nais.
Maître reconnu du haïku, c’est lui qui ini­tia cette forme mini­ma­liste de poé­sie  qui, en seule­ment trois vers, s’attache à dépeindre l’essence et l’impermanence de la nature. Voir p. 86 : “Le vieil étang / Une gre­nouille s’y jette / Doux clapotis.”

Ainsi, de son enfance dans une famille de modestes samou­raïs à ses voyages fusion­nels avec la nature et en pas­sant par l’enseignement du hai­kaï — genre poé­tique raf­finé très en vogue parmi les samou­raïs et mar­chands iti­né­rants de l’ère Edo (1603–1868) — à la fois reçu et dis­pensé dans les plus grandes écoles de poé­sie du pays du Soleil-levant, on voit com­ment, par un conti­nuel pro­ces­sus de dénue­ment et de dépouille­ment, le jeune Kin­saku, qui s’appellera bien­tôt Jin­shi­chirô et plus offi­ciel­le­ment Mat­suo Mune­fusa, va deve­nir — ainsi sur­nommé par ses dis­ciples — Bashô (Bana­nier), par réfé­rence au déta­che­ment boud­dhique que celui-ci incarne et à la pro­tec­tion qu’offrent ses larges feuilles lacé­rées par le vent.
Inven­tant une poé­sie nou­velle car déga­gée des tra­di­tions fai­sant auto­rité et plus ful­gu­rante, Bashô pro­pose le genre soi­gneu­se­ment codi­fié du “haïku” qui devien­dra l’expression reine de l’art poé­tique japonais.

Vivant en osmose avec la nature et par­fois en ermite, Bashô se consacre pro­gres­si­ve­ment à la seule poé­sie, qu’il enseigne à un cercle de fer­vents dis­ciples, puis à la médi­ta­tion zen tout en par­cou­rant sans cesse le Japon, lui qui sait sans pareille  « se fondre avec le vent et les nuages », ne faire plus qu’un avec la réa­lité invi­sible et éter­nelle et décrire à mer­veille la richesse et l’intime beauté du monde. Il rédige alors de nom­breux car­nets de voyage en prose par­se­més de haï­kus. En 1687, ce “sage du haïku” (hai­sei) se rend ainsi au sanc­tuaire shintô de Kashima pour y voir la lune des mois­sons, par­cou­rir les monts Yoshino, répu­tés pour l’abondance et la beauté de leurs ceri­siers, et mar­cher sur les traces du moine Sai­gyô (794‑1192), son modèle spi­ri­tuel.
Deux ans plus tard, il entre­prend avec Kawaï Sora, l’un de ses élèves et ami, un long périple dans les pro­vinces du nord de 2400 kms dont il tirera son chef-d’œuvre, L’étroit che­min du fond (qu’Alain Wal­ter tra­duit en : La sente étroite du bout-du-monde ), qui marie avec dex­té­rité prose et poésie.

Oeuvre en appa­rence dédiée à la jeu­nesse et aux béo­tiens, ce Mat­suo Bashô. Le maître du haïku sur­prend par sa qua­lité et sa pré­ci­sion péda­go­gique. Le conte­nant gra­phique est certes aussi dépouillé que le conte­nant séman­tique qu’il  entend ser­vir, ce qui n’empêche pas les édi­tions Hoz­honi d’avoir conçu un véri­table écrin à dos carré avec une intro­duc­tion, une pré­sen­ta­tion des per­son­nages du manga, un abon­dant appa­reil de notes au fil des pages et en en annexe un ouvrage d’initiation, com­por­tant une pré­sen­ta­tion détaillée de la tech­nique du haïku (18 pages), de l’époque de Bashô, de ses com­pa­gnons et de sa des­cen­dance poé­tique, le tout serti dans de jolies pages rouges, entre la 1ère et la 4ème de cou­ver­ture,  fai­sant bien res­sen­tir par contraste la pureté quasi vir­gi­nale du maître du haïku.
La der­nière par­tie de l’ouvrage notam­ment par­vient bien à faire entendre en quoi celui qui est impré­gné de médi­ta­tion boud­dhique consi­dère de plus en plus le voyage comme une pro­gres­sion sans fin vers l’inapparent. Une posi­tion phi­lo­so­phique qui n’est pas sans rap­pe­ler, quand bien même aux anti­podes pour maintes rai­sons, l’importance du che­mi­ne­ment, de l’errance, la beauté du Simple et du “che­min de cam­pagne” et des “sen­tiers qui ne mènent nulle part” (Holz­wege) dans la pen­sée de Mar­tin Hei­deg­ger. Il y a même là, entre l’auteur d’Etre et Temps et le boud­dhisme, une sorte de filia­tion éton­nante qui méri­te­rait d’être frayée à nou­veaux frais.

Lunes et soleils,
miroirs des mois et jours, sont
les hôtes de pas­sage de cent géné­ra­tions,
comme les années qui se suc­cèdent.
Celui qui toute sa vie,
se balance sur un bateau,
celui qui tient au mors un che­val
et va ainsi au-devant de la vieillesse,
les jours étant le voyage,
du voyage fait sa demeure.
(La sente étroite du bout-du-monde)

fre­de­ric grolleau

Naho Mizuki, Mat­suo Bashô. Le maître du haïku, éd. Hoz­honi, mars 2017, 128 p. — 16,00 €.

3 Comments

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3 Responses to Naho Mizuki, Matsuo Bashô. Le maître du haïku

  1. d'Abrigeon Jean-Louis

    Bon­jour,
    Une belle réus­site ce manga de Naho Mizuki, illus­trant la vie du poète et pèle­rin Mat­suo Bashô. Mais ne nous trom­pons pas, ce petit “tré­sor japo­nais” ne se livre tota­le­ment qu’après de longues approches et recherches… Ce qui peut résu­mer le tra­vail du haï­jin* se trouve à la page 20. : “UN SEULMOTPEUT TOUT CHANGER”. Là, tout est dit, à nous de “peser”** chaque mot afin de recons­truire une autre réa­lité, plus “vivace” que celle entre vue…

    Jean-Louis d’Abrigeon — lau­réat du: 9eme “Mai­ni­chi Haïku Contest” au Japon en 2005, dans la sec­tion internationale.

    * haï­jin : pra­ti­quant du haïku — ** le choix des mots est faci­lité par le très bon dic­tion­naire (poche) des syno­nymes : “Le Robert” / Henri Ber­taud du Chazaud

    • admin

      merci à vous, mon­sieur d’Abrigeon, de prendre posi­tion sur ce texte et cet art, que vous devez pra­ti­quer à un haut degré de maî­trise ! Il sem­ble­rait en effet non seule­ment qu’un mot “puisse” tout chan­ger mais sur­tout qu’il le “doive” afin d’atteindre la plus grande nudité/pureté envi­sa­geable même si la pen­sée demeure incon­men­su­rable au lan­gage.
      f. grolleau

  2. Sylvain FOULQUIER

    En matière d’art il importe de suivre la nature créa­trice, de faire des quatre sai­sons ses com­pagnes. Dans ce qu’on voit rien qui ne soit fleur, dans ce qu’on res­sent rien qui ne soit lune. Quand dans les formes on ignore la fleur on est pareil à un bar­bare, quand dans le coeur on ne res­sent pas la lune on est de la même espèce qu’un ani­mal. Pour chas­ser le bar­bare, pour éloi­gner l’animal, il faut retour­ner à la nature créa­trice, s’accorder à la nature créa­trice.” écri­vait Mat­suo Bashô, poète et théo­ri­cien ayant révo­lu­tionné l’art du haïku au dix-septième siècle.
    Parmi ses plus beaux haï­kus :
    “Le coeur de Yoshi­tomo
    Res­semble
    Au vent d’automne”

    Les herbes d’été
    Seules traces
    Des rêves des guerriers”

    Un éclair
    Le cri d’un héron
    Tra­verse les ténèbres”

    Les suc­ces­seurs de Bashô l’ont rare­ment égalé, jamais dépassé, et même le haïku japo­nais contem­po­rain s’inscrit dans la voie qu’il a tra­cée. Les Japo­nais consi­dèrent Bashô, Buson, Issa et Shiki comme les quatre grands maîtres clas­siques du haïku mais à cette liste il fau­drait ajou­ter la grande poé­tesse Chiyo-ni (1703–1775).

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