Refusant de « n’écrire que sur le pire et déserter le meilleur », Paul Badin revient souvent à ses fondamentaux. “Sa” Loire entre autres, à laquelle il a consacré une trilogie entamée où l’auteur donne à la douceur l’équivalent de ce que Camus avait donné à l’Algérie avec Noces. Ses mots nourris de sève offrent une existence physique, une concrétude, une “activité pratique” qui arrache la poésie à ce qui la pétrifie dans barbarie du désordre. Tout est ici, sinon calme et volupté du moins proche de la paix et de la sérénité. Le monde respire à sa guise entre méandres et vaux dont la beauté est évoquée par des éléments naturels qui parfois n’échappent pas à une « sauvage royauté » où se succèdent sursauts, rechutes et gargouillis.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
À soixante-dix ans passés, cette idée que je suis encore là, en (assez) bonne santé, présent à la beauté du jour nouveau, aux drames du monde (Je suis citoyen du monde, écrivait Voltaire), utile encore à quelques-uns et dans les bras d’une épouse chérie depuis bientôt cinquante ans…
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Certains pleinement réalisés : rêve de faire des études. C’est bon. Enfin, ça va…
Rêve de m’occuper d’enfants : quarante-cinq années (de 15 à 60 ans) consacrées à la jeunesse comme éducateur et pédagogue. Parfait.
D’autres rêves continuent à me titiller et m’orienter : rêve de devenir musicien ; il n’y avait pas trop d’argent pour ça et pas d’école de musique à proximité mais je suis au moins devenu mélomane.
Rêve d’une carrière de diplomate (à l’adolescence) ; j’ai au moins animé et je continue d’animer des groupes divers (écriture, revues, réflexion spirituelle, syndicale, politique…)
À quoi avez-vous renoncé ?
À faire le tour du monde, à visiter tous les pays de mes irrépressibles envies, à rencontrer en vérité leurs paysages, leurs habitants, leurs coutumes et modes de vie.
D’où venez-vous ?
D’une famille ouvrière modeste et honnête, chamboulée par les guerres de 1914–18 et 1939–45, comme tant d’autres. Beaucoup de pudeur sur tout ça.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’amour. L’amour des enfants, l’amour de la vie, l’amour des valeurs positives. En fait, un esprit sain dans un corps sain pour l’aîné que je fus. Pas un ego surdimensionné mais un sur-moi valorisé.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
“France-Musique” au fil de la journée. Ça me fait tellement de bien : la musique me parle, aide à vivre, à supporter les autres comme l’insupportable, à me supporter moi-même aussi (J. S. Bach en tête).
La Loire, dans la coulée du fleuve. Riverain depuis plus de quarante ans, je ne puis me passer de la regarder jour après jour, d’arpenter ses rives, surtout la rive droite, la mienne (cf. “Loire”, éd. Tarabuste, 2005 ; “Loire Lumière”, éd. de l’Atlantique, 2011 ; “Loire sauvage”, éd. Poiêtês, 2015). Julien Gracq, à qui j’ai souvent fait part de mes poèmes ligériens, m’avait surnommé “Mon voisin de l’autre rive”.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres poètes ?
C’est bien difficile à dire. D’ailleurs m’en distingué-je vraiment ? J’écris beaucoup sur les lieux où coule la vie, joies et drames mêlés (15 relations poétiques de voyages chez “Encres Vives” de Michel Cosem). Mais suis-je si unique en cela ? J’écris beaucoup aussi sur les instants d’émotions fortes (par exemple dans Chantier mobile, Verlag Im Wald, 2006). Tant d’autres aussi le font. En fait, je sais que Je ne suis pas un bien grand poète (Prince, aurait dit Antoine de Saint-Exupéry), que je suis peu lu… comme tant d’autres…
Comment définiriez-vous votre approche de l’espace et du temps ?
J’ai appris, avec Gaston Bachelard, notamment, que la raison (l’intelligence, la connaissance) permettait de s’ouvrir plus pleinement aux réalités présentes, à forger des outils toujours plus nombreux, adaptés, performants pour les appréhender… à condition d’y laisser pénétrer grandement sa subjectivité, son émotion tout en les guidant fermement.
Quelle est la première image qui vous interpela ?
La Loire, « anguille d’argent se prélassant sur ses chairs roses ». J’avais six ou sept ans, emmené dans la prima-quatre de mes parents et guidé par un oncle « roi-pêcheur » qui nous régalait ensuite de sa joyeuse friture
Et votre première lecture ?
Les albums « Cœur Vaillant » auxquels mes parents m’avait abonné. Je les lisais de la première à la dernière page. Je les ai tous gardés et, adolescent, je les ai reliés pour mieux les conserver.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Impossible de les citer tous, les grands et les très grands compositeurs ! Bach, Mozart, Beethoven, d’accord, mais Monteverdi et Vivaldi, Schubert et Schumann, Chopin et Liszt, Debussy et Ravel, Albéniz et Granados, Mahler et Wagner, Bellini et Verdi, Tchaïkovski et Stravinsky, Arvo Pärt et Steve Reich. Pardon pour tous ceux que je n’ai pas cités et que je continue d’écouter.
Garder aussi une grande place pour toutes les musiques des peuples : Theodorakis et les rebetika en Grèce, Amalia Rodriguez et le fado portugais, la samba et le choro brésiliens, le flamenco, le tango et les berceuses d’Amérique latine (Atahualpa Yupanqui, Mercedes Sosa), Nusrat Fateh Ali Khan, immense chanteur pakistanais et Oum Kalsoum, immense chanteuse de la poésie arabe, la musique arabo-andalouse, le Kezmer des juifs ashkénazes, les ballades irlandaises, la kora d’Afrique et la lira de Chine, Ravi Shankar et son sitar, le country des États-Unis et les chœurs russes, enfin (car il faut bien finir) les negro-spirituals et l’infini continent du jazz.
Trois chanteurs, et promis : je m’arrête là : Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré, etc.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
René Char (l’ami, mon maître en poésie, cf. « Fragments des Busclats », 2008, éd. Poiêtês) : « Fureur et Mystère » et « Les Matinaux » : c’est à travers ces deux recueils que j’ai découvert la poésie.
Nikos Kazantzakis : « Alexis Zorba », quelle vitalité, quel goût de vivre !
Quel film vous fait pleurer ?
« La Passion selon Saint Matthieu » de Pier Paolo Pasolini, film dédié au pape Jean-Paul II par un réalisateur athée. Trop de beauté. Je me suis évanoui durant une projection et j’évite de le revoir seul.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Moi, rien que moi et ça ne me fait pas grand chose. Sauf que la moindre imperfection du visage me gêne un peu et j’essaie de la corriger (un petit bouton, des cheveux en broussailles). J’essaie aussi de me sourire, façon, sans doute, de rejoindre l’âme et de la remettre en route.
À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aux poètes ? Je ne me suis jamais gêné d’autant plus que j’en ai reçu plus d’une centaine dans le cadre du « Chant des mots », saison poétique et littéraire d’Angers et de « N4728, Revue de poésie », que j’ai créées et animées plus de dix années.
Alors ? Aux présidents, premiers ministres et dictateurs divers… pour leur dire tout le mal (et parfois aussi tout le bien) que je pensais de leur politique. Mais j’ai quand même écrit à quelques-uns dans le cadre d’Amnesty International.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
La Grèce, la Grèce (quatorze séjours à la date d’aujourd’hui). Ma patrie d’élection, de l’Épire au Péloponnèse, de la Crète à Santorin, des îles Ioniennes aux Cyclades. J’aime les Grecs et ils nous ont toujours merveilleusement accueillis, ma famille et moi.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Musiciens : c’est déjà vu.
Peintres : Paul Klee (en tout premier), Le Greco, Velasquez, Goya, Monet, Manet, Renoir, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Chagall, Le Douanier Rousseau, Picasso… et bien d’autres
Écrivains : Kazantzakis, Lorca, Neruda, Kafka, Mann, Musil, Faulkner, Joyce, Beckett, Flaubert, Camus et bien d’autres, Albert Camus surtout (“Un homme, ça s’empêche”, la très belle parole de son père rapportée dans Le Premier homme, son magnifique roman posthume).
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Des livres ! (Normal pour un prof. de lettres). Tant de nouveaux écrivains du monde entier à découvrir chaque année.
Que défendez-vous ?
La démocratie. Pour tous les pays. Elle seule permet aux peuples de vivre (à peu près) en paix et à chacun de se réaliser (à peu près) dans le nécessaire respect des autres. Liberté, Égalité, Fraternité s’y épanouissent plus facilement qu’ailleurs.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas” ?
Lacan devait être bien malheureux ce jour-là, ou dépressif, ou désespéré. On peut tout voir à travers le diable, on peut tout voir aussi à travers D… (Je n’ai pas de nom pour Dieu, n’étant plus croyant mais de culture chrétienne). Baudelaire le disait fort bien, aux prémisses de la psychanalyse, dans « Mon cœur mis à nu » : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations chez l’homme, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan ». L’amour c’est pouvoir donner à l’être aimé plus que ce que l’on possède en particulier (là je rejoins Lacan), parce que l’autre, par son don, nous grandit. Quant à la psychanalyse, dont je reconnais le fondement et les performances, je ne pige pas tout et je préfère garder quelque distance.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question” ?
Soit il était étourdi de nature, soit il était trop accaparé de lui-même pour entendre les autres. Dans l’écoute, je reçois l’autre. L’accueil de l’autre me grandit, m’entraîne à chercher avec lui, une solution. Enfin, on essaie d’être en accord avec ça. Par contre, il faut aussi pouvoir dire non. Dire oui à tout, c’est de l’inconscience ou de la démission. Savoir se méfier aussi, des importuns, des tricheurs… Soyez […] malins comme les serpents et simples comme les colombes, enseignait Jésus (Matthieu, 10, 16).
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Deux, peut-être. Désolé de souvent répondre par deux quand il ne m’est demandé qu’une seule réponse mais je suis Gémeau (du 13 juin) tout comme René Char (du 14 juin).
1.Que représente la poésie pour vous ? D’accord, la question est banale et la réponse sans doute tout autant. C’est le sang de l’âme, son miroir aussi, comme dans une précédente question : elle me permet de savoir où j’en suis, vers où je vais et, positivement, de tenir le coup, d’être au mieux. Malgré la traversée, pas toujours aisée, les mots ont conservé chez moi la saveur du lait de l’enfance.
2.Êtes-vous satisfait de la diffusion de votre œuvre ? Là, j’aurais répondu : non. Mais à la question subsidiaire : En vaut-elle la peine ? Je doute que la réponse serait très positive. Et puis, plus personne ne lit de poésie en France : j’admire vraiment tous les petits éditeurs de poésie et tous les responsables de revues poétiques qui, malgré cet état de fait, s’acharnent à faire vivre la poésie. Merci vraiment à eux.
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com le 27 décembre 2016.