L’acte le plus important que nous commettons est sans doute de naître même si finalement on n’y est pas pour grand-chose et que chaque mère fait le nécessaire. Mais cela apprend que la vie n’est pas toujours drôle, qu’elle est même parfois féroce et qu’on y trébuche de tout son poids. Plus que tout autre, Anne-Sophie Tschiegg le sait. Le plus important pour elle est de tenir en effaçant de ses images le plus sombre et en donnant à ses portraits une forme de gravité subtile. Chaque visage est là pour survivre aux ruines, au soleil absent. L’artiste nous apprend à ignorer la fragilité du temps qui fait de chacun son captif. D’où l’importance d’une œuvre pudique qui lutte contre la ténèbre par la couleur.
Coffret Anne-SophieTschiegg, 4 volumes, Littérature Mineure, Rouen, 2016 — 25,00 €.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Pendant 25 ans j’ai eu en face de mon lit la phrase « lève-toi et peins !» écrite en grand sur le mur. Pendant 14 ans j’ai eu une chienne (un loup) qui venait me réveiller et me chercher. Depuis quelques années il m’arrive (les grands jours) de me lever au souvenir de la joie que j’ai eu la veille dans l’atelier. Mais plus généralement c’est la faim.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Un certain nombre se sont cassé les dents sur le réel, en particulier mes rêves héroïques de chevalerie, je n’ai finalement pas réussi à sauver l’humanité de la barbarie, pas réussi à sauver tous les poulets des usines à poulets ni à rendre les gens que j’aime éternels. Mais la plupart des grands rêves de liberté, d’insolence, de ne dépendre de personne, de ne faire que peindre et lire et m’amuser et aimer, de faire à peu près ce que je veux quand je veux, ceux– là sont presque indemnes malgré le très haut prix que j’ai dû payer pour cela.
A quoi avez-vous renoncé ?
A sauver les poulets des usines à poulets et à voir des gens avec lesquels je m’ennuie.
D’où venez-vous ?
Comme tout le monde, de mon milieu familial, de mes lectures, de mes rencontres.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
La certitude de ma mortalité et l’idée qui en découle que, comme disait le père de Yourcenar à sa fille, « on s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain.”
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Nager. Enfin non, c’est un grand plaisir ça. Fumer en regardant le soleil se coucher depuis mon balcon plein ciel.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Mon Dieu, rien ! D’ailleurs le mot « artiste » me gêne infiniment. Je dis peintre puisque c’est sous cette appellation que je suis « fichée » dans la société et que c’est le seul métier que j’exerce, mais artiste, oh la, le Grand Folklore, la muse en nuisette mousseline et tout, je me méfie, je me méfie.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Certainement les yeux de ma mère mais une image marquante et « non vue » m’a été donnée par inadvertance lorsque j’avais deux ans et demi par une bonne soeur qui me racontait l’Annonciation faite à Marie en frappant violemment sur un bureau en fer pour mimer l’ange qui toque à la porte (alors que j’ai été baptisée protestante !). S’en est suivie une grande période de mysticisme qui me faisait refuser toute baby-sitter « parce que j’étais avec Dieu » au grand désespoir de mes parents. L’affaire a duré jusqu’à ma découverte de la lecture. (On pourra discuter ailleurs de l’imprégnation du religieux dans les âmes tendres, de même que du mythe, des contes, de chaque histoire, Zorro valait bien le Christ et Ulysse avait certainement traversé la forêt du petit chaperon rouge…)
Et puis, au même âge, un défilé de majorettes vertes et blanches qui m’ont fait longtemps hésiter quant à ma carrière entre Sainte et majorette. Par la suite, j’ai été et suis encore interpellée avec la même violence par les images décrites et les images vues, Rimbaud me donne à voir beaucoup plus précisément que la plupart des photos ou tableaux.
Et votre première lecture ?
“Fantomette” dans la Bibliothèque Rose. Je sortais en tenue avec des grattoirs de boîtes d’allumettes collées sous mes chaussures pour faire comme les cow-boys, j’avais une mallette avec des fausses barbes, une loupe, une boussole, des journaux avec des trous au niveau des yeux, je rasais les murs, j’étais invisible, je descendais les escaliers en volant et j’allais sauver tous les poulets des usines à poulets.
Comment définiriez-vous votre approche artistique de la corporéité ?
Quand je peins je valse.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Rameau, les six concerts transcrits en sextuor par Christophe Rousset et les talents lyriques . « Exit music » de Radiohead. « Let’s eat Grandma », des jeunes filles comme je les aime que je viens de découvrir. « Psychopharmaca » de Rodolphe Burger et Olivier Cadiot. « Iphigénie en Tauride » de Glück avec Mireille Delunsch en Iphigénie sublime.
Voilà pour cette semaine.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Il y en a beaucoup. Cette semaine j’ai relu « Poteaux d’angle » de Michaux certainement pour la vingtième fois, « Persévérance » de Serge Daney pour la quatrième ou cinquième fois et « L’espace littéraire » de Maurice Blanchot. J’ai toujours à côté de moi les écrits et propos sur l’art de Matisse, les poèmes de Rilke et de Tsvetaeva (malheureusement en français…) et une pile de viatiques dans lesquels je pioche selon mes faims.
Quel film vous fait pleurer ?
La moitié des films que je vois. Je suis un vrai cas, je n’ai aucun recul et je crois que tout est vrai. Je pleure quand c’est beau, je pleure quand c’est triste, je pleure quand c’est grandiose, j’évite les films interdits aux moins de douze ans. D’ailleurs, je ne vois plus beaucoup de films.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je vois quelqu’un qui est malade mais en vie.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
En général j’ose écrire.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
New-York.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Je dis souvent cette phrase de Manet « tout m’influence et chaque fois que je mets mes mains dans mes poches j’y trouve les doigts de quelqu’un d’autre ». Donc je me sens « proche » ou du moins touchée de plein fouet par énormément de gens. Violette Leduc et Jean Genet me sont aussi familiers que mon père et ma mère je crois, je suis toujours éberluée qu’ils puissent avoir d’autres lecteurs que moi… La lecture des « Vagues » de Virginia Woolf quand j’avais 16 ans a été un moment aussi important que mon premier baiser, la découverte de Proust a changé ma vie. Je vis au sens le plus intime du mot, c’est-à-dire dans une présence englobante, quotidienne, avec les peintres que j’aime avec en figures tutélaires Edward Munch, Matisse et de Kooning. La liste ramifiée et fluctuante de mes « proximités” est interminable. Je ne cite ici que les grands classiques mais en ce moment j’ai une passion pour un peintre abstrait anglais, Vincent Hawkins, dont le travail me nourrit intensément. Marianne Alphant et Anne Dufourmantelle sont mes « jeunes » lectures. Mais si on parle « artistes » au sens large, Pina Bausch, Martha Argerich ont elles aussi changé certainement mon rapport au monde.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
5 ans de vie en plus.
Que défendez-vous ?
Je défends la parole, la « prise » de parole face au silence quel qu’en soit le prix, je défends le risque face à la peur (la peur et ses conséquences sont ce que j’exècre le plus au monde), je défends le courage. Je défendrai toujours celui qui fait, qui bâtit face à celui qui démolit. Et puis je considère que la maltraitance envers les enfants et les animaux relève du domaine public et qu’il ne faut jamais fermer sa gueule en face de ça. Je défends les poulets dans les usines à poulets même si le réel m’a contrainte à ranger mes explosifs.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
Elle m’inspire que j’aurais bien aimé ignorer plus longtemps à quel point il avait raison.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ? »
J’adore cette phrase, je suis pour le OUI absolument. Oui à tout. L’idée ouverte et positive du OUI, l’accueil et le risque induits dans le OUI.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Aucune, vous êtes parfait. Je n’ai pas de couleur préférée.
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour leliteraire.com, le 12 septembre 2016.
magnifique !
Je pleure, je souris…
Bravo Anne Sophie, j’aime ton courage, ton amour de la vie, ton humour et ta fantaisie.
Je viens de voir un, deux, trois et dix tableaux de Anne-Sophie… je rentre ce nom sur Google. Et voilà une belle rencontre. Ce soir je vais dormir avec une envie folle de peindre. Et on sait tous que des fois, on est marqué par un geste, un mot ou une personne.
La personne qui m’a marquée ce soir. C’est Anne-Sophie
Et un jour peut-être je l’inviterai à mon vernissage.
C’est beau tout ce qu’elle a répondu.
Vrai
Léger
Et pure.
Hey…moi aussi je me collais des grattoirs de boites d’allumettes sous les chaussures et j’étais un cow-boy ! Love Anne Sophie <3
Merci tout d’abord à Philippe Anstett de m’avoir fait découvrir cet entretien avec Anne-Sophie.
Et merci à toi, Anne-Sophie de me conforter sur la vie !
Bises.
Ramon